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Valets des livres
25 avril 2014

Chronique d'un destin manqué, de Jessy Loemba

Il est fils unique. Son père rêve pour lui d’un avenir professionnel qui doit prendre corps en faisant des études scientifiques. Mais il est faible en sciences et excelle plutôt en lettres. Comment  être médecin ou ingénieur, selon le vœu de son père ? Il choisira donc une voie opposée à celle souhaitée par ce dernier, ce qui ne contribuera pas à améliorer des relations père-fils qui étaient plutôt distantes. Ce jeune homme, c’est Jessy Loemba, qui raconte dans Chronique d’un destin manqué comment il s’est construit à l’opposé de son père.

 

Couv Jessy Loemba

 

Le récit commence alors que le narrateur se trouve loin de sa famille, dans un campus universitaire situé à proximité d’une forêt. Nous sommes dans la capitale d’un pays dénommé République de Makambo. Le narrateur, dont on apprend le nom sans surprise au chapitre IV, Loemba, a obtenu sa licence en philosophie il y a quinze jours et l’a fait savoir à son père par le biais d’une lettre. La lettre est curieusement l’outil que le narrateur privilégie lorsqu’il s’agit de communiquer avec son père, alors même que le téléphone portable s’est démocratisé et qu’il lui permettrait de connaître immédiatement sa réaction et de prendre par la même occasion de ses nouvelles. Un coup de fil impromptu de sa tante lui annonce qu’il ferait bien de changer ses habitudes car son père serait hospitalisé. Son état est-il grave ? Ses jours sont-ils comptés ? Ce coup de fil alarmiste oblige le narrateur à regarder en arrière, à retracer sa vie, depuis son enfance jusqu’aux parcours scolaire et universitaire : les choses auraient-elles pu être différentes ? Ses choix ont-ils irrémédiablement contrarié des relations père-fils que l’un et l’autre voulaient pourtant complices, pour ne pas dire fusionnels ? Cette interrogation du passé est favorisée par l’arrivée d’un ami étudiant, Pépé, qui par ses questions invite le narrateur à se confesser.

 

C’est ainsi que, après l’introduction constituée par les premiers chapitres, nous avons, à partir du chapitre VII, un long retour en arrière qui ne prendra fin qu’au chapitre XIV. Le lecteur attend de savoir, à la fin du roman, si finalement le narrateur profite du sursis que lui accorde l’état de santé stationnaire de son père pour avoir avec celui-ci l’échange qui permettrait de tout mettre à plat, de s’expliquer avec lui, comme il vient de le faire avec son ami Pépé. Or le roman se termine en quelque sorte en queue de poisson. On comprend dans la « Lettre à mon père », qui suit le roman, que cette explication orale n’a jamais eu lieu. C’est après sa disparition seulement, et par écrit, c’est-à-dire à travers le roman et la lettre qui composent l’ouvrage, que Jessy Loemba instaure le dialogue avec son père, qu’il lui déclare son amour, même si de son vivant, il restait souvent muet, ne sachant pas exprimer ses sentiments. « Ma plume m’est naturellement d’un grand secours », déclare-t-il dans la « Lettre à mon père », « Je te ferai vivre sans cesse », scande-t-il encore, « par la magie de mon art ».

 

Le plus grand intérêt du roman, c’est qu’il constitue une fenêtre ouverte sur le système éducatif congolais, Jessy Loemba utilise sa plume pour dénoncer des comportements, des pratiques qui le déshonorent et le discréditent au point que l’on ne peut reprocher aux étrangers de n’accorder que très peu de valeur aux diplômes délivrés par les facultés congolaises. Ils préfèrent juger par eux-mêmes des capacités d’un étudiant lorsque celui-ci sollicite une inscription chez eux. Mais même sans cela, en tant que Congolais et intellectuel, c’est tout simplement une honte de voir à quel niveau notre université s’est rabaissée. Y a-t-il encore des professeurs qui brillent non seulement par leur savoir mais aussi par la pédagogie dont ils usent ? La corruption, le clientélisme qui caractérisent le pays, gangrènent également l’appareil universitaire. C’est devenu une véritable plaie qui ne laisse pas insensible les gens de plume. Ce sujet est présent dans les derniers livres que j’ai lus. Pierre Ntsemou et Oambe Gakosso y consacre chacun une nouvelle dans leur recueil. Chez le premier, l’héroïne de la nouvelle « Avenue Bayardelle » est une résistance soutenue par la providence ou la chance. Le second fait dire ceci à son personnage féminin, dans la nouvelle « La Fac au pied du baobab :

« Les professeurs qui couchent avec les étudiantes, je les dénoncerai. Je créerai une association qui soutiendra toutes ces filles victimes de ces profs qui abusent de leur position dominante. Tu verras, les choses changeront dans ce pays. Plus rien ne sera comme avant ».

(Les malades précieux, page 49)

 

Jessy Loemba va plus loin. Le chapitre XV de son roman est un concentré de toutes ces pratiques honteuses qui font que la réussite appartient désormais à ceux qui se plient au « système », les autres sont condamnés à multiplier les échecs jusqu’à être dégoûtés des études. Dans un cas comme dans un autre, on tue le goût de l’effort, on saccage le potentiel intellectuel de toute une nation et on s’étonne après d’avoir des cadres qui n’ont aucune consistance. Comment voulez-vous construire un pays si vous ne réformez pas son système éducatif ? Des professeurs qui sont plutôt des hommes d’affaires et/ou des coureurs de jupons : voilà dans quelles mains sont livrées des générations d’étudiants !

 

En dépit de l’avertissement placé en début du livre, il ne fait aucun doute que le narrateur et l’auteur ne font qu’un, que la République de Makambo est la République du Congo, et que sa capitale, Bras-habiles, n’est autre que Brazzaville. Les chapitres sont courts et rédigés dans une langue qui se veut soignée.

 

Jessy E. Loemba, Chronique d’un destin manqué, roman, Editions Publibook, Paris, 2011, 92 pages, 10 €.

 

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Commentaires
K
Tu me laisses souvent démunie, St-Ralph, car tu dis si bien les choses que je ne sais plus quoi ajouter, sinon te citer : <br /> <br /> "Chaque expérience est un livre, un enseignement qui invite à la vigilance. Cependant, comme un sortilège, de nombreuses personne voient ce danger devant elles sans pouvoir l'éviter."<br /> <br /> Jessy Loemba est un auteur que j'ai rencontré à Brazzaville, j'y ai vu que la vitalité littéraire était là, mais que nous n'avions toujours pas les échos, du côté de l'Occident, d'où la mise à contribution du blog pour donner de l'écho à ces oeuvres....
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S
Cet auteur touche un problème de société - je n'ose pas dire un problème humain - très fréquent et donc connu de tous. On a beau le redire, il reste toujours nouveau parce que chaque fois très douloureux. Chaque expérience est un livre, un enseignement qui invite à la vigilance. Cependant, comme un sortilège, de nombreuses personne voient ce danger devant elles sans pouvoir l'éviter. Est-ce à dire que nous sommes condamnés à expérimenter la douleur ? <br /> <br /> Ta présentation laisse transparaître cette souffrance humaine que connaissent beaucoup de personnes qui, pourtant, feignent de ne pas la vivre.
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O
Je suis toujours fasciné par ces parents qui émettent des vœux pour la vie professionnelle de leurs progénitures.<br /> <br /> Je le suis également par ces enfants qui cherchent bon an mal an à réaliser ces choses.<br /> <br /> Mais je suis plus encore fasciné par ceux qui volontairement ou involontairement, finissent par choisir une voie divergente. Quand les parents sont encore en vie, le choc est souvent violent. Quand ils ne le sont plus…<br /> <br /> <br /> <br /> Belle présentation, Liss.<br /> <br /> <br /> <br /> @+, O.G.
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