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Valets des livres
3 mai 2015

Une saison blanche et sèche, d'André Brink

On a beau citer les différents critères qui font qu’un livre est digne de compter parmi les grands livres, pour moi un critère balaie tous les autres : un livre excellent, c’est celui qui vous tient éveillé, qui dissout la fatigue alors que vous avez de nombreuses heures de sommeil à rattraper, qui accompagne vos pensées longtemps après avoir tourné la dernière page, un livre qui reste dans votre esprit et se hisse bien haut dans votre mémoire de lecteur, où certains titres restent bien accrochés tandis que d’autres sont plus ou moins enfouis, enfoncés par d’autres titres…  Ce n’est pas la première fois que je m’exprime sur ce qui fait la qualité d’un livre et je pense que ce que je dis aujourd’hui ne diffère pas tant de ce que je disais déjà, par exemple, en 2008, quand je publiai mon billet sur les Chroniques martiennes, de Ray Bradbury. 

Une saison blanche et sèche, d’André Brink, est un livre essentiel, un livre qu’il faut avoir lu dans sa vie pour un lecteur qui se respecte, du moins un lecteur qui s’intéresse au devenir de notre monde et aux rapports entre les hommes, car ce sont ces rapports-là qui déterminent le devenir de notre monde. Ce livre, d’une incroyable lucidité, frappe car il dépasse la question raciale : il ne s’agit pas seulement de la ségrégation raciale, et c’est pourquoi je ne peux m’empêcher de faire un rapprochement avec La prochaine le feu, de James Baldwin. Comme La Prochaine fois le feu, Une saison blanche et sèche dresse le portrait de l’humanité tout entière, il montre l’homme dans sa fragilité, ses doutes, ses peurs, ses fausses victoires, ses croyances au nom desquelles il a donné à l’Histoire une couleur indélébile, une couleur de sang ! 

 

Une saison blanche et sèche couv

 

Lorsqu’on lit ce livre, on comprend qu’il n’est pas permis, à quiconque, de ne pas se sentir concerné. Il est aisé de déclarer que nous n’avons rien à voir avec les exactions commises, que nous ne sommes pas responsables de ce qui a pu se produire. Il est facile de se réfugier derrière son confort ou son train-train quotidien, de fermer les yeux, de prétendre s’en remettre aux autorités, à la justice, même lorsque l’on sait pertinemment que c’est une justice qui n’a d’impartialité que le nom. 

Oser ouvrir sa bouche pour dire haut et fort qu’une injustice a été commise, dénoncer la mort d’un innocent, dénoncer la mort d’innocents, voilà ce que fait Ben du Toit, le héros de ce roman. Voilà ce que fait l’auteur, André Brink, dans l’Afrique du Sud des années 70.

Tout part de Soweto. Qui n’a pas entendu parler des étudiants de Soweto ? C’était en 1976. L’année de ma naissance. Les élèves et étudiants manifestèrent pacifiquement contre le fait de recevoir les enseignements en afrikaans, au lieu que ce soit en anglais. D’une part la langue de la ségrégation, de l’autre la langue de la libération, langue internationale. Ces manifestations furent réprimées dans le sang et provoquèrent des émeutes. La police déploya tous les moyens pour montrer sa puissance, pour punir, pour ôter toute illusion aux populations noires qui rêvaient de liberté ("Amandla !"), d’égalité. Ainsi elle châtia à l’aveugle ! Le jeune Jonathan Ngubene, fils de Gordon Ngubene, représente un de ces innombrables jeunes qui, refusant d’endurer plus longtemps la situation inique qui est celle des Noirs, prit part aux manifestations. Il est emprisonné et meurt peu après, après avoir subi les pires tortures. Malheureusement, la version officielle fait état d’une mort naturelle, et le corps n’est pas restitué à la famille, il disparaît ! 

C’est le comble pour Gordon Ngubene qui, comme tout père, ne demandait pas plus que de voir grandir et évoluer ses enfants vers un avenir plus prometteur que le sien. D’autant plus que  son aîné, Jonathan Ngubene, avait des capacités intellectuelles remarquées, au point que Ben du Toit prit en charge les frais de sa scolarité. Comment un père peut-il continuer à dormir tranquille alors qu’il ne sait pas ce qu'il est advenu de son fils ? « Un homme il doit savoir, car s’il sait pas, il reste aveugle », déclare Gordon. (Une saison blanche et sèche, page 64)

Le père commence à interroger les témoins, à mener son enquête, ce qui lui vaut d’être emprisonné à son tour, et de mourir dans les mêmes conditions mystérieuses. Ben du Toit, son maître Blanc, peut-il rester indifférent au sort de son employé, qu’il a côtoyé pendant toutes ces années ? Peut-il être sourd à la détresse de sa famille ? Peut-il continuer à penser que ces Noirs, parqués dans des quartiers insalubres, sont leurs ennemis ? Peut-il continuer à trouver normale la violence qui leur est faite ? Et si les déclarations de la police, qui justifiait ses actes par la nécessité de protéger la population blanche, n’était que pure mascarade ?

Ben du Toit, décide à son tour de mener l’enquête, ce qui lui vaut une levée de boucliers de tous côtés. Il est regardé de travers, aussi bien dans l’établissement scolaire où il exerce comme enseignant, que dans la communauté chrétienne à laquelle il appartient. Pire, il est incompris même de sa propre famille : sa femme Susan, ses filles Suzette et Linda, seul son fils Johan le soutient du début à la fin. Il y a aussi, dans sa longue et pénible marche vers la vérité, des relations grâce auxquelles Ben peut continuer à avancer, lentement mais sûrement. Grâce à la journaliste Mélanie Bruwer et à son père,  grâce à Stanley, ce chauffeur noir qui apparaît comme un roc, grâce au soutien inébranlable de son fils, Ben trouve la force de ne pas se laisser écraser par le désespoir, le découragement, grâce à eux surtout il ne sombre pas dans la dépression, car la Section spéciale ne lésine pas sur les moyens, afinde le pousser au renoncement, de l’intimider, de le harceler jusqu’à ce qu’il cède. L’épreuve est extrêmement difficile pour Ben, il croit être au bord de la folie :

« Suis-je fou – est-ce le monde ? Où commence la folie du monde ? Et si c’est de la folie, pourquoi est-ce permis ? Qui le permet ? » (Page 322)

Mais le plus dur est de découvrir que le système politique dans lequel ils vivent est fait pour favoriser les uns et ôter tout espoir d’épanouissement aux autres : « Quelle est l’utilité d’un système où il n’y a plus place pour la justice ? » (Page 153) 

Le drame, c’est de se sentir seul dans le combat pour que la vérité éclate, pour que le mensonge et la dissimulation soient confondus, et c’est ainsi que des systèmes comme la ségrégation raciale ont pu prospérer. Les croyants surtout se déchargent sur le fait que Dieu fera ce qu’il faut, un prétexte mis en pièce par l’un des rares soutiens de Ben, son collègue Viviers :

« Nous voulons tout laisser à Dieu. A moins que nous ne nous décidions à faire quelque chose, nous sommes bons pour une explosion très grave. » (Page 94)

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 (né le 29 mai 1935, André Brink nous a quittés le 6 février 2015. Source photo : wikipedia)

 

Face à une injustice généralisée, on a tort de penser que l’on ne peut rien changer. Chacun, là où il se trouve, peut faire quelque chose, et c’est la somme de toutes les volontés qui se manifesteront, qui fera bouger les lignes. La vraie folie, c’est de penser que toute tentative est inutile, ou bien de se prendre pour un super héros qui va tout révolutionner de A à Z. Les choses se font petit à petit, pas à pas.  

« Il n’existe que deux espèces de folies contre lesquelles on doit se protéger. L’une est la croyance selon laquelle nous pouvons tout faire. L’autre est celle selon laquelle nous ne pouvons rien faire. » (Page 299)

 

Face à la « folie du monde », les livres apparaissent comme un refuge, un gain de sûreté, plusieurs fois il y est fait référence, comme à la page 325 : « Les étagères bourrées de livres devenaient un rempart protecteur contre le monde »

L’écriture également est une amarre qui permet au héros de ne pas se laisser disperser, se laisser perdre : « Aligner des phrases est salutaire, comme de respirer profondément. » (p. 196)

L’écriture, les livres, des valeurs sûres face à la perte de valeurs du monde !

 

 

André Brink, Une saison blanche et sèche, Editions Stock, 1980, traduit de l’anglais par Robert Fouques Duparc, 414 pages.

Titre original « A dry white season », 1979.

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Commentaires
K
Savoureuse, ta description des tentatives du lecteur oublieux de justifier le fait de ne pas encore avoir lu un livre. Je me retrouve tellement dans tes mots, et je pense que beaucoup s'y retrouveront, comme moi. Il y a tant de livres à lire ! "La prochaine fois le feu", ainsi que "Une saison blanche et sèche" font incontestablement partie de mes lectures les plus marquantes !
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S
On le prend, on le caresse, on le pose puis on l'oublie. Quand on ouvre la bibliothèque et qu'il accroche votre regard, vous avez comme un remords. Et au fond de vous-même, vous vous faites le serment de le livre bientôt. Les années passent, et pour ne pas multipliez les serment inutiles, vous feignez de ne pas le voir ; mais vous savez qu'il est là... qu'il vous attend. Oui, il y a des livres dont la lecture s'impose à nous comme un devoir. Merci de me rappeler qu'il faut que je me respecte. Tu es dure !... Le rapprochement avec LA PROCHAINE FOIS LE FEU de Balwin est un point supplémentaire pour ce livre. Un livre qui parle des "rapports entre les hommes" ne peut que me séduire.
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K
C'est vrai que la folie du monde est tellement déconcertante ! Notre propre folie n'est rien, à côté ! Merci pour ton passage, chère Letsaa !
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L
"La vraie folie c'est de penser que toute tentative est inutile, ou bien de se prendre pour un super héros qui vaa tout révolutionner de A à Z": se jeter follement dans sa folie à soi est le meilleur remède contre la folie du monde!
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