Lire Bernard Dadié : "Le Règne de l'Araignée"
Bernard Dadié a fêté son centième anniversaire cette année 2016. Il est né en 1916. Un homme centenaire est un homme témoin de beaucoup de choses, surtout lorsqu'il s'agit d'un fin observateur comme l'est Dadié. Mais, en plus de l'expérience que confèrent les ans, il faut dire aussi que cet homme, Bernard Dadié, est un esprit éclairé par les lettres, une richesse immense ! On peut en effet considérer la littérature comme un trésor d'expériences qui édifient celui qui sait écouter, celui qui sait, tout au long de la course de sa vie, marquer des arrêts pour prendre le temps de faire le point, de vérifier, en regardant la boussole à sa disposition, s'il suit toujours le bon chemin, s'il ne va pas à sa perte ou si, au contraire, il se dirige vers la lumière. La boussole, c'est la somme des expériences passées et présentes, qui peuvent nous être transmises par nos proches, mais qui sont aussi consignées dans les livres. Lire un livre, c'est recevoir une part d'expériences.
Bernard Dadié en a écrit, des livres. Il a transmis sa part d'expériences. Pour le bien de l'humanité. Pour le bien de l'Afrique. Pour l'équilibre de la société. Et on ne peut pas dire aujourd'hui que l'équilibre règne. Toujours la fracture sociale, toujours les injustices les plus ignobles, toujours l'extrême cupidité des puissants qui n'ont cure du devenir des peuples.
Il était essentiel pour moi de lire Bernard Dadié avant que ne s'achève cette année 2016, et j'ai trouvé mon bonheur dans un livre qui rassemble quatre de ses oeuvres. Elles furent toutes publiées dans les années cinquante : Légendes Africaines (1954), Afrique Debout (1950), Climbié (1952) et La Ronde des jours (1956). Publications anciennes, pourrait-on dire, mais qui sont d'une criante actualité !
Quand je lis les poèmes publiés sous le titre "Afrique Debout", j'ai l'impression que Bernard Dadié, en visionnaire, décrivait l'actualité que nous vivons de nos jours, sous le ciel de ce monde où tous les crimes se commettent au nom du profit, où des peuples sont exterminés, des femmes violées, des massacres perpétrés pour la conservation du pouvoir, pour le contrôle des richesses... Il faut lire entre autres "Fidélité à l'Afrique", "Le temps des fous", "Il n'y a personne", pour voir se dérouler sous nos yeux les maux qui tuent l'humanité aujourd'hui (comme hier). Au coeur de cette humanité, une blessure profonde : l'Afrique.
"L'Afrique veut la Paix !
Le Chrétien qui se lève demande une arme
pour combattre la guerre,
L'animiste qui se dresse demande une arme
pour combattre la guerre,
la guerre pour le cuivre,
la guerre pour le caoutchouc,
la guerre pour le minerai,
la guerre pour le pétrole,
la guerre que l'on fait au peuple,
pour le tenir esclave,
L'Afrique veut la Paix !
(extrait de "L'Afrique veut la Paix", pages 24-25)
L'actualité politique africaine en ce moment ne laisse pas ses filles et ses fils indifférents, malgré les menaces, malgré les chantages, malgré les incarcérations arbitraires, malgré les assassinats, les générations actuelles disent non à une Afrique branlante, elles veulent la voir "debout", selon le voeu de Dadié qui intitule ainsi son premier recueil de poèmes. Pourquoi ne pas le citer de nouveau ?
Sur les places publiques,
A la barre des tribunaux,
Sur le sol nu des prisons humides,
Partout,
Je leur dirai leur fait à nos tortionnaires
Et même si dans leur fureur
Ils me tranchent la tête
Mon sang
Pour qu'ils le lisent
Toujours
Dans le ciel
Ecrira
"Fidélité à l'Afrique"
(Extrait de "Fidélité à l'Afrique", pages 11-12)
Ici et là, en Afrique, on assiste à des opérations de force pour le maintien au pouvoir : on modifie la constitution, on falsifie les résultats, on coupe l'accès à Internet et donc aux réseaux sociaux, on surveille les communications téléphoniques... Et même lorsque, contre toute attente, on n'interfère pas dans le résultat des urnes et que l'on reconnaît sa défaite, c'est pour effectuer un navrant revirement quelques jours plus tard et refuser de quitter le pouvoir ! Yaya Jammeh a vraiment raté l'occasion de rentrer dignement dans l'histoire ! Lui qui aurait pu être cité en exemple pendant des siècles et des siècles comme le dictateur qui aurait gagné le respect international grâce à un sursaut de lucidité, eh bien il ne sera pas l'exception qui confirme la règle : quand on y est, on y reste et on élimine ou on écarte tous les autres prétendants au pouvoir. Mais ces dictateurs butés savent-ils que tout a nécessairement une fin ?
C'est là qu'il fait bon lire les anciens. Ils est indispensable que les dirigeants politiques prennent le temps de lire, pour retrouver la sagesse, cette sagesse que recèlent nos contes et légendes. Dans les Légendes africaines de Bernard Dadié, il y en a une qui a particulièrement retenu mon attention : "Le Règne de l'Araignée".
Alors qu'elle n'était rien, l'Araignée se retrouve, par un concours de circonstances et une chance inouïe, à la tête d'un royaume, bien plus un empire ! Et l'on sait comme le pouvoir et les richesses font très vite perdre la mesure des choses. Il fallut que le monde entier sache que régnait une impératrice : l'Araignée devint tyrannique, elle faisait trembler tout le monde, condamnait à l'exil ou à la mort tous ceux qui osaient protester. Son peuple était soumis à de terribles lois, qui l'exténuaient, qui l'affamaient ; ce peuple devait verser un impôt du sang !
Pendant que le peuple souffrait et se lamentait, des opportunistes, qui pensaient plus à leur ventre qu'au bien-être du peuple, se firent les chantres de l'Araignée, l'inondant de louanges qui grisaient davantage l'Araignée et lui firent croire qu'elle était inamovible :
"Araignée, la Grande, la Forte, l'Invincible ! Araignée, l'Unique"
A force d'entendre ces louanges dont ses sujets étaient fort prodigues, Araignée vint à se considérer comme le seul rouage du monde. Sans elle, le monde ne serait pas.
Sans elle, la lumière s'éteindrait. Sans elle, les hommes et les animaux ne connaitraient pas le bonheur.
[...]
Dix ans passèrent, puis dix, puis dix autres encore.
Et toujours Araignée faisait la pluie et le beau temps.
Elle était souveraine et l'on devait adopter sa façon de penser, sa façon de s'habiller. Ne rien critiquer qui venait d'elle.
Trente ans de règne et sur trente ans, vingt-cinq années de massacres et de carnage, de corvées et d'impôts, d'affronts et de représailles... Les actes d'insubordination se multipliaient, les propos devenaient plus violents.
Et les courtisans s'acharnaient à étouffer les murmures du peuple sous leurs louanges"
(page 50)
Cependant on a beau les contenir, les étouffer, les murmures finissent tôt ou tard par exploser. Le peuple en a assez de souffrir de maladies diverses, de l'indigence, de la faim, tandis que, autour de l'impératrice, on se livre à des excès insolents, on passe son temps à faire la fête. Le peuple se met en marche :
"La liberté poussait le peuple vers la citadelle où trônaient Araignée et ses ministres, ses parents et ses amis, ses zélés et courtisans, tous le coeur enténébré de concupiscence." (page 52)
Qui peut arrêter un peuple en marche ? Araignée n'a pas le temps d'analyser la situation que la voilà acculée ! Elle comprend qu'elle n'est pas la déesse intouchable qu'elle croyait être aux yeux du peuple. L'urgence pour elle, c'est désormais de trouver un refuge, de se mettre à l'abri de la colère du peuple, mais il n'y en a pas un qui se laisse attendrir, et même la nature refuse de prêter son concours à une criminelle de cette envergure
"L'impératrice traquée essaya de creuser la terre pour s'y cacher. La terre refusait de se laisser creuser. Les crimes de l'Araignées ayant passé les bornes l'avaient indignée.
Elle cria vers le ciel, le ciel resta sourd. Elle implora ses sujets en révolte, les sujets marchaient toujours. Elle voulut se blottir n'importe où, derrière une fuille, mais les feuilles comme par enchantement tombaient de tous les arbres qui s'entrelaçaient pour lui couper la retraite." (page 52)
Les tout puissants ont la fâcheuse tendance à oublier que tout règne a une fin, et que le jour où le leur touchera à son terme, il se pourrait que même la nature ne veuille pas leur offrir une protection, car non seulement leur fin ne sera pas paisible si, durant leur règne, ils ont ôté la paix au peuple, mais encore le monde se fera un plaisir de fouler leur nom et leur mémoire aux pieds s'ils ne lui ont pas donné des raisons de l'honorer.
Nul n'est irremplaçable sur cette terre, qui continuera de tourner après nous. Aussi, pendant que nous en avons l'occasion, faisons en sorte que nos actions nous assurent, pour le futur, une sortie dans la dignité. Telle semble être la morale que l'on peut tirer de cette légende.
Bernard Dadié, Légendes africaines, suivies de Afrique debout, Climbié et La Ronde des jours, Editions Seghers, Paris, 1966, 1973, 286 pages.