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Valets des livres
5 juin 2017

Les larmes noires, de Julius Lester

Pierce Butler a hérité de son père, qui lui-même l'avait reçue de son père, une plantation dont la prospérité atteint un niveau enviable. Cette plantation est située en Georgie. Pierce Butler possède plusieurs centaines d'esclaves, qu'il traite sans une excessive rigueur, si bien qu'aucun de ses esclaves ne souhaiterait changer de maître. Cependant Pierce Butler a une passion : le jeu, où il mise et perd systématiquement, sans pour autant se guérir de cette passion désatreuse pour ses finances. 

 

Couv larmes noires

 

Pour payer les nombreuses dettes contractées au jeu, il en arrive à envisager une solution à laquelle il n'aurait jamais pensé être réduit : vendre aux enchères ses esclaves. Il aurait tellement aimé maintenir le niveau de prospérité de la plantation pour la confier ensuite, avec fierté, à sa fille Frances. Frances est la cadette de ses filles et elle fait tout ce qu'il faut pour lui plaire. Elle se voit comme celle qui perpétuera l'héritage familial, cette plantation, ainsi que le système d'exploitation sur lequel elle est fondée : l'esclavage. Sarah au contraire, l'aînée des filles Butler, partage plutôt les valeurs de sa mère qui se vit obliger de quitter le père de ses enfants, ses idées en faveur des esclaves étant très mal reçues par ce dernier. Depuis son départ, c'est Emma, pourtant à peine plus âgée que les filles Butler, qui s'occupe d'elles comme le ferait leur mère.

Emma est la fille de Mattie et Will, qui ont l'avantage de ne pas avoir à effectuer les durs travaux des champs ; ils servent les Butler dans leur maison. Mattie fait la cuisine, sert les maîtres à table, secondée par Emma, et aussi par Will lorsqu'il n'a pas à s'occuper des chevaux. C'est une famille heureuse comme peut l'être une famille d'esclaves : le plus grand privilège pour eux est d'être ensemble. Mais cet état de choses va-t-il durer ? Le démon du jeu sonne le glas de la plantation. Une bonne partie des esclaves va être vendue, et ces derniers n'ont rien à dire, ils appartiennent au maître au même titre que ses meubles ou ses animaux. Pierce Butler tiendra-t-il compte du fait que, lorsqu'ils étaient jeunes, Will le sauva d'une noyade certaine et que la mère de Mattie fut sa nourrice ? La vente d'esclaves est synonyme de séparation pour les familles, d'amours contrariés ou brisés, de bouleversements sans nom dans la vie d'êtres humains que l'on traite comme s'ils n'éprouvaient aucun sentiment : "Le maître aime bien s'imaginer que nous ne sommes pas sensibles. Ca l'arrange. Il préfère ignorer la douleur qui nous pèse comme si nous portions des mules sur nos épaules." (page 93). 

La vente aux enchères est marquée par une pluie diluvienne, une pluie que les personnages interprètent selon leurs sentiments et émotions, et qui donne lieu à plusieurs comparaisons et métaphores tout au long du livre. Cette pluie est le fil rouge du livre, auquel le titre fait écho. 

Les points forts de ce livre, ce sont tout d'abord la multiplicité des points de vue, chacun des protagonistes livrant ses pensées. Le lecteur entre ainsi dans la tête de chacun d'eux pour comprendre sa façon de voir les choses ainsi que ses motivations ; et c'est ainsi que certains personnages peuvent évoluer dans le regard du lecteur, comme Sampson qui suscite plutôt le mépris au départ,  mais que l'on juge avec moins de sévérité lorsqu'on connaît son histoire. 

J'ai également apprécié la construction de l'oeuvre, mêlant forme théatrâle et récit, et croisant les époques. Les événements du présent sont mis en regard avec le futur, un avantage pour le lecteur qui découvre ainsi, au fil des ''interludes'', ce que sont devenus les personnages.    

Julius Lester s'est inspiré de faits historiques pour écrire ce livre. Certains personnages, comme Pierce Butler ont réellement existé. Dès le premier jour de la vente aux enchères durant laquelle Butler se défit de plusieurs centaines de ses esclaves, il tomba une pluie qui ne s'arrêta qu'avec la fin de la vente. Si bien que pour évoquer cette vente aux enchères, on employa l'expression le "Temps des Larmes".  

 

''Né en 1939 à St-Louis, dans le Missouri, Julius Lester a publié depuis 1968 pas moins de trente-cinq livres, dont vingt-cinq pour la jeunesse. Ses ouvrages ont remporté de nombreuses récompenses littéraires. Il a aussi écrit plus de deux cents essais ou critiques pour différents magazines américains. Après avoir été photographe, il est devenu professeur à New York puis à l'Université de Massachussetts.''

(Présentation de l'auteur figurant dans le livre.)

 

Ce livre est recommandé pour les jeunes lecteurs à partir de 12 ans.    

 

Julius Lester, Les Larmes noires, titre original : "Day of tears" (2005), traduit de l'américain par Raphaële Eschenbrenner, Le livre de Poche Jeunesse, 2008, 160 pages, 4.95 €. 

  

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Commentaires
K
Le fait de nous présenter l'histoire sous différents points de vue est l'un des points forts de ce roman. Ainsi, sans faire de commentaires ni orienter le lecteur, l'auteur nous montre combien ce que pensent les uns des autres est complètement déconstruit lorsqu'il nous fait entrer dans la tête de ces autres. L'année dernière, à partir de ce roman, j'ai travaillé avec les élèves sur les préjugés : comment ils naissent, comment ils s'enracinent, alors qu'en réalité ils sont bâti sur l'imagination et non sur la réalité. La passivité apparente des esclaves, qui était pour eux un moyen de survie, un moyen de ne pas se faire remarquer de leurs maîtres dont l'humeur variable pouvait leur attirer des foudres, était jugée par les Blancs comme un manque de sensibilité, alors que tous les êtres humains sont aussi sensibles les uns que les autres, quelle que soit la couleur de peau. <br /> <br /> J'apprécie beaucoup votre conclusion : "Quand on oublie l'histoire, elle se répète sans cesse".
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C
1859 : une vente massive d'esclaves se déroula Le temps des larmes en Georgie. Pierce Butler, propriétaire d'une plantation, estimé comme bon si cela a un sens quand on exploite autrui a t-il pu prendre part à ce marché sinistre....comment a t-il pu vendre une jeune fille Emma qui s'est occupée des filles du maître sans relâche jour et nuit, sans rien en dire avant l'instant où le vendeur appela Emma. En vendant ses esclaves c'est aussi son âme qu'il a vendu au diable, de plus ce jour là il perdit à jamais le respect et l'amour de sa fille aînée Sarah qui à l'image de sa mère est profondément humaniste. Sarah n'oubliera jamais Emma. <br /> <br /> Au fil de pages, il nous est permis d'entendre la parole des laisser pour compte que furent le esclaves, de découvrir leurs sentiments, leurs émotions alors que les esclavagistes les en disaient dépourvus, de vivre des évenements sous divers angles d'observation car notre vision est toujours subjective. Il est sans doute plus aisé d'exploiter l'autre quand on ne le considère pas comme nous étant semblable! <br /> <br /> Nous découvrons aussi la vie de ces hommes et leurs aspirations à être vus comme des humains à part entière, leurs désir d'être libres bien que cela parfois les effraie. <br /> <br /> Il est intéressant de constater qu'au sein d'une même famille qui peut représenter ici les USA les positions sont radicalement différentes et constater que des êtres sont prêts à s'engager, à se faire passeurs vers la liberté mais aussi d'idées. <br /> <br /> Ce livre est tellement actuel, tellement riche et facile à lire. Quand on oublie l'histoire elle se répète sans cesse.
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K
Tout à fait, cher St-Ralph : je suis partie de Zandvliet, pour le Caab, et maintenant je suis avec Philida à Worcester... Je ne suis pas loin de finir, comme tu le vois. Je n'aurais pas lu ce roman sans ton article ! Je me demande auquel des deux seuls romans de Brink que j'ai lus va ma préférence : ''Une saison blanche et sèche'' ou ''Philida'' ? Mais en réalité on ne peut pas les comparer, ce sont deux romans à la personnalité différente, et tous deux laissent leurs marques dans ma mémoire de lectrice.
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S
Je ne doute pas que tu passes d'agréables moments avec ce roman. Quand les gens parlent de l'esclavage, leur imagination se limite presque toujours au travail accompli sans rémunération ou sous la contrainte. Or, les humiliations qui l'accompagnent sont encore plus révoltantes parce qu'elles brisent l'âme humaine.
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K
J'ai justement commencé Philida, cher St-Ralph, et tout n'est pas moins brutal, comme tu le dis. Cette jeune femme qui décide d'agir, bien consciente de ce que cela peut représenter pour elle : "Maintenant c'est le paradis ou l'enfer pour moi", mais de toutes façons, l'enfer, elle l'a en quelque sorte déjà connu, alors pourquoi ne pas oser ? Je sens que cette lecture va être marquante...
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