Shuka, la danseuse sacrée, de Véronique Diarra
Dans un royaume imaginaire situé en Afrique subsaharienne, le Mogambi, règne le souverain Nélo. Il s’est entouré de personnes dignes de confiance et capables, grâce à leurs compétences diverses, de l’aider à gouverner au mieux. Il y a parmi eux le sage Akou, oncle du roi ; le noble Naba, ami d’enfance du roi ; le général Kiro, vaillant et fidèle sujet, père de nombreux garçons, mais qui a une seule fille : Shuka, une surprise agréable pour Dame Vimi, sa première épouse, et lui. Les usages voulaient que, au bout d’un certain nombre d’années, la première épouse ne soit plus qu’une amie pour son époux, qui réserve plutôt ses ardeurs aux jeunes épouses. Mais la naissance de Shuka, qui plus est fille unique, est si surprenante que, pour les deux parents, c’est une bénédiction. Shuka est une enfant choyée et qui bénéficie de l’instruction réservée aux filles de sang royal. Elle n'a pas son égale dans l'art de la danse, si bien qu'elle est choisie pour être le médium du génie protecteur du royaume.
Dans l’entourage du roi, il y a aussi et surtout Soko, la grande prêtresse, dotée du pouvoir de communiquer avec le monde invisible, car il ne faut pas se leurrer : tout n’est pas la conséquence des actions physiques que peuvent faire les hommes. Ces derniers sont parfois mûs par une puissance qui les dépasse. Ainsi, ce roman me fait penser aux tragédies grecques, où l’on voit les personnages agir, prendre des décisions qui en réalité leur sont inspirées des dieux qui tirent les ficelles à leur insu. En fin de compte, ce sont ces puissances invisibles qui obtiennent ce qu’elles veulent, les hommes n’étant que des pions qui auront servi leurs désirs, leur volonté. Dans le roman de Véronique Diarra, c’est un génie manipulateur qui oriente le cours des choses à sa guise. Alors que la menace de l’esclavage éclate aux portes du Mogambi, ce génie utilise aussi bien les uns que les autres pour assouvir ses propres désirs.
Comment l’esclavage a-t-il pris naissance ? Quelles furent les réactions des monarques africains face au rusé envahisseur qui avait avec lui la pacotille pour éblouir les autochtones et les corrompre, la foi chrétienne pour endormir leur esprit et surtout de puissantes armes pour prendre par la force ce qu’ils n’auraient pu prendre par la ruse ? Voilà les questions auxquelles l’auteure répond dans ce roman. S’il y eut des personnages indignes comme le roi Guinan ou Mato, le fils déchu du roi qui va pactiser avec l'ennemi, il y eut aussi une noble résistance à l’intrusion étrangère. Si les Occidentaux furent essentiellement mûs par la cupidité, par la volonté de s’approprier toutes ces richesses que recelait la terre africaine, il y eut aussi, sur le plan religieux, des hommes comme l'aumônier Bonifacio qui ne partagèrent pas le rôle attribué à l’Eglise : celui de légitimer les exactions commises au nom du profit.
Shuka, toujours parée des couleurs rouge, jaune et vert, représente tous ces pays africains qui ont fait de ces trois couleurs le symbole de leur pays à travers le drapeau national, et qui ont été colonisés, exploités par l’Occident. Dès lors que Shuka est livrée, tout le monde mesure l’ampleur du désastre : les relations que veulent établir ces hommes venus d’ailleurs sont construites sur la domination et la possession des richesses du sous-sol, et non pas sur des accords équitables ou sur le respect mutuel. Aujourd’hui, les marionnettes maintenues au pouvoir par l’Occident permettent à celui-ci de poursuivre la spoliation de l’Afrique, cette Afrique en permanence honnie, humiliée, considérée comme n’ayant rien apporté à l’humanité, alors que, justement, elle est le berceau de l’humanité, de la civilisation.
Véronique Diarra décrit un royaume organisé, prospère, dont la civilisation frappe les visiteurs étrangers, plus précisément les Occidentaux, lorsqu’ils découvrent cette contrée. L’auteur a sans aucun doute voulu rappeler à la mémoire la science et le savoir-faire africains avant l’arrivée des Occidentaux, un savoir-faire et une science trop souvent niés de nos jours, comme si l’Afrique avait été plongée dans la nuit de l’ignorance pendant des millénaires, et qu’il aura fallu attendre que l’homme blanc foule de son pied divin ces côtes pour qu’un début de connaissance se fasse jour. Véronique Diarra montre au contraire combien les Occidentaux ont appris en Afrique et dans quelle mesure ils se sont inspirés des peuples et civilisations au contact desquels ils se sont trouvés pour bâtir leurs connaissances, jusqu’à s’en arroger seuls le mérite. Heureusement, il y a toujours parmi eux quelques voix qui s’élèvent pour rétablir la vérité, même si ces voix sont étouffées :
« - Même si ces Mogambiques sont très rusés et diaboliquement puissants, ils n’ont pas inventé la poudre à canon alors que nous…
L’aumônier Bonifacio fait soudain son entrée.
- Non, pas nous. Nous, Delricains, n’avons point inventé la poudre à canon. Les Chinois l’ont fabriquée. Les orientaux ayant rejoint la Chine avec leurs caravanes l’ont achetée. Ils l’ont introduite en Europe. C’était il y a de cela deux siècles, par le biais des Italiens avec qui ils faisaient déjà commerce. C’est en Europe qu’elle est devenue une arme de destruction massive. Les peuples de Chine préfèrent l’utiliser pour les feux d’artifice. »
(Shuka, danseuse sacrée, pages 89-90)
Les peuples apprennent les uns des autres et se construisent mutuellement, c’est un processus naturel, de même que l’histoire de l’humanité se caractérise par des migrations permanentes, au point que les populations se sont mêlées, cela est parfois invisible à l’œil nu, étant donné que des siècles de métissage se sont succédé les uns aux autres, mais cela est certain : Don Justo De La Gomera, fier de son appartenance à la population blanche, ignore que du sang africain coule dans ses veines et qu’en s’établissant au Mogambi, il est en réalité revenu sur la terre de son ancêtre.
Shuka, la danseuse sacrée, un premier roman qui mérite qu’on lui fasse digne accueil.
Véronique Diarra, Shuka, la danseuse sacrée, roman, Editions L'Harmattan, 2017, 164 pages, 17 €.
(Véronique Diarra et Liss, à la rencontre littéraire "Un hiver livresque", à Paris, le 10 décembre 2017)
Sur l'auteure :
Véronique Diarra est une Africaine aux origines diverses : par son père, elle vient du Congo-Brazzaville (région de la Bouenza) ; par sa mère, née en Côte d'Ivoire, elle vient du Burkina Faso (région de Tougan et de Toma). Professeur de français, elle a grandi et vécu à Abidjan. Depuis 2005, elle habite la région parisienne avec ses deux filles.
(4e de couverture)