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Valets des livres
28 juin 2018

Homme et Femme Dieu les créa, de Marie-Louise ABIA

     Marie-Louise Abia est connue dans l'espace littéraire congolais comme étant une auteure qui invite à la réflexion. L'écriture est pour elle un moyen d'éveiller les consciences, de tirer la sonnette d'alarme ou tout simplement un moyen de sensibilisation. Dans tous les cas, le lecteur ne peut demeurer insensible aux questionnements qui affleurent dans ses textes.

     Ses titres donnent déjà le ton : "Afrique : alerte à la bombe" en 1995, "Bienvenus au royaume du sida" en 2003, "Homme et Femme Dieu les créa" en 2009. On peut voir avec ce dernier titre que, en plus d'observer la société africaine, l'auteure s'intéresse aussi à la question religieuse. C'est même le thème principal de ce troisième roman. 

 

COUV Homme et Femme 001

 

     L'épanouissement de l'individu est ce qui intéresse au plus haut point Marie-Louise Abia et elle montre dans son roman à quel point certaines coutumes, certaines lois vont à l'encontre de la liberté de l'individu, en particulier de la jeune fille : celle-ci est-elle libre de faire des choix décisifs pour sa vie ? A-t-elle le loisir de choisir de suivre des études ? Peut-elle se marier sans le consentement de ses parents ? Peut-elle échapper au poids que constitue la volonté de la famille ?

     On a coutume d'exiger de la femme une obéissance totale, comme le dit si bien Jean Malonga, lorsqu'il fait parler Hakoula, l'héroïne de La Légende de M'Pfoumou Ma Mazono, "La femme ignore le bonheur de la liberté ; ses désirs et ses préférences personnelles lui sont contestés [...] Elle est un bien précieux de qui on exige tout : fécondité, docilité, fidélité, rentabilité, mais à qui on dénie la liberté la plus élémentaire."

(Jean Malonga, La Légende de M'Pfoumou Ma Mazono, Présence Africaine, p. 88-89)

     Le roman de Marie-Louise ABIA illustre parfaitement chacune de ces exigences. En effet, Rama, l'héroïne, paraît comme un "bien" sur lequel ses parents, en particulier son père a misé : il l'avait depuis toujours promise à un parent du village, sachant que ce dernier lui manifestera éternellement sa reconnaissance. "En me mariant, il faisait de moi une intarissable source de ravitaillement qu'il pouvait ponctionner au désir et à souhait" confie Rama, la narratrice du roman. (Homme et Femme Dieu les créa, p. 115)

     Mais Rama acceptera-t-elle de se marier sans amour à un homme qu'elle connaît à peine ? Sa famille sait que c'est une jeune fille fille volontaire qui pourrait leur faire perdre leurs espérances financières : alors on la travaille en douce ou alors on la menace de tous les maux, parmi lesquels la malédiction paternelle, le plus grave entre tous. 

     Or Rama est amoureuse, et bien que son amour paraisse sans espoir, elle n'a pas l'intention de renoncer à Paolo, de l'oublier. Elle en est d'ailleurs incapable, malgré les efforts mis en oeuvre pour le sortir de ses pensées. En effet Paolo est un jeune homme qui se destine à être prêtre. Au début Rama culpabilise et lutte contre ses sentiments, car elle ne veut pas être de trop dans la vie d'un homme qui veut se consacrer entièrement à Dieu. Mais ensuite elle se révolte contre ces lois qu'elle ne trouve nullement justifiées : en quoi est-ce que son amour pour Paolo amoindrirait-il celui que ce dernier porte à son Seigneur ? Quand elle comprend que Paolo éprouve les mêmes sentiments pour elle et aussi les mêmes tourments, étant donné qu'il doit lui aussi lutter contre cet amour, alors Rama décide de donner libre cours à ses sentiments que la société jugera sans aucun doute "immondes". 

     Ce roman montre le combat d'une jeune femme qui veut tracer elle-même le chemin que doit prendre sa vie alors que de toutes parts on lui indique des routes à suivre, des routes qui ne lui disent rien qui vaille mais qu'on l'oblige à emprunter.

"A un peu plus de seize ans, je ressemblais désormais plus à une femme qu'à la fillette que j'avais toujours été. Mon corps se façonnait mystérieusement aussi bien de l'intérieur que de l'extérieur. De drôles d'envies et de désires m'envahissaient et semblaient me procurer la sensation de pouvoir tout défier. Mais aussi de terribles craintes me sanglaient fermement et me retenaient pour me rappeler qu'en fin de compte, je n'étais qu'une simple jeune fille sans véritables droits dans une société hiérarchiquement masculinisée avec la bénédiction du Bon Dieu."  (pages 47-48)

     Mais ce livre ne saurait être réduit à un plaidoyer pour la femme, car il est bien plus que cela, c'est plutôt un plaidoyer pour la liberté, celle des femmes comme celles des hommes : liberté d'aimer, liberté de s'instruire, liberté de prier les dieux de ses ancêtres sans que ceux-ci ne soient diabolisés par le colonisateur qui a imposé sa religion partout où il a voulu s'implanter, une manière de déposséder les colonisés de leurs croyances afin de les affaiblir moralement et mieux les exploiter par la suite. L'auteure n'a pas hésité à reproduire le discours que le Roi Léopold II tint en 1883 aux missionnaires arrivés au Congo-Belge. En voici un extrait :

"Le but de votre mission n'est point d'apprendre aux Noirs à connaître Dieu. Ils le connaissent déjà depuis leurs ancêtres. Ils prient et se soumettent à NZAMBI MPUNGU que je sache et aussi à NZAMBI MAWESSI, etc. Ils savent que tuer, voler, coucher avec la femme d'autrui, calomnier, insulter, etc., est mauvais. Ayons le courage de l'avouer, vous ne venez pas leur apprendre ce qu'ils savent déjà. Votre rôle est essentiellement de faciliter les administrateurs et les industriels. C'est-à-dire que vous interpréterez l'évangile de la façon qui sert le mieux nos intérêts dans cette partie du monde. Pour ce faire, vous veillerez entre autres à désintéresser nos sauvages noirs des richesses dont regorgent leur sous-sol afin d'éviter qu'ils s'y intéressent ou qu'ils nous fassent une concurrence meurtrière rêvant un jour à nous déloger de cette partie avant que nous ne nous enrichissions." (p. 85)

     Marie-Louise Abia a à coeur de faire comprendre à tous ceux sur qui s'exerce la domination qu'ils peuvent briser les liens dans lesquels on veut les maintenir dans la servitude : les femmes par rapport aux hommes, les Noirs par rapport aux Occidentaux. Le monde a été perverti par le désir de la puissance et de l'argent, et cette perversion, qui a entraîné le racisme, entâche aussi l'Eglise. Mais qui sait ? C'est peut-être de l'homme noir que viendra la lumière, même si pour l'instant cette idée n'a que la consistance d'un rêve. Le roman se termine par le récit d'un rêve de la narratrice dans lequel l'élection d'un Pape noir pose problème : comment un Noir pourrait-il se retrouver à la tête de l'Eglise catholique ? Et pourtant, aussitôt élu, c'est ce Pape noir qui lance les réformes tant attendues et salutaires, en particulier celles qui concernent le célibat des prêtres.

     Homme et Femme Dieu les créa, un roman que j'ai lu avec plaisir. L'auteure a su greffer à l'intrigue principale des intrigues secondaires qui non seulement l'enrichissent mais contribuent à donner une vision précise et sans complaisance d'une société dominée par le profit. Et le bonheur, le bien-être, le respect dans tout ça, où sont-ils ? 

 

 

Photo Marie-Louise-ABIA

 

     Autre roman de Marie-Louise Abia dont la lecture pourrait éclairer davantage le projet littéraire de l'auteur : Ils naquirent libres et égaux,  Editions Mary Bro Foundation, 2015. 

 

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Commentaires
K
Oui Raphaël, en arrière plan de la question féminine figure celle qui concerne la situation des Noirs dans le monde. L'auteure déplore les inégalités de traitement : entre les hommes et les femmes, entre les afro-descendants et leurs anciens colonisateurs. Je n'ai pas précisé que l'intrigue du roman se situait avant les indépendances, mais aujourd'hui encore les inégalités demeurent. Et tu fais bien d'élargir le débat, les problèmes soulevés ne concernent pas seulement un seul pays ou un seul milieu. Bien que les personnages du roman soient chrétiens, les situations décrites peuvent être observées également chez les Musulmans.
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S
J'adhère aux idées du livre présentées dans les derniers paragraphes de ton analyse. Elles me permettent de me dire que le mariage forcé n'est finalement qu'un prétexte pour l'auteure d'arriver à ses fins : établir un parallèle entre la domination que subit la femme et celle que subit le colonisé.<br /> <br /> <br /> <br /> Si tel n'est pas son intention, si le mariage forcé n'est pas un simple prétexte dans la démarche discursive de l'auteure, alors une question doit être posée : en Afrique, dans quelle couche sociale - autre que la paysannerie - impose-t-on encore à la femme un époux ? J'ai remarqué pour ma part que dans tous les cas les amis et les connaissances sont prompts à donner leurs avis sur le futur partenaire ou la future partenaire. Mais jamais je n'ai vu ces avis constituer la règle à suivre. <br /> <br /> <br /> <br /> Au-delà du monde paysan où le mariage arrangé (plutôt que forcé) est encore monnaie courante, je sais que le poids des traditions est beaucoup plus fort dans les milieux musulmans. C'est dans ces milieux que l'on voit encore des quadragénaires et des quinquagénaires épouser des jeunes filles d'à peine treize ans comme s'ils se réservaient la virginité de la femme pour plus tard ; car je ne crois pas du tout qu'ils osent une relation sexuelle avec un fillette de douze ou treize ans. Il me semble même que quelques personnes instruites profitent de cette tradition pour se réserver la virginité des jeunes paysannes. C'est cela qui est criminel et qui mérite d'être dénoncé avec force.
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