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Valets des livres
25 juillet 2019

Le livre de la jungle, de Rudyard Kipling

Le livre de la jungle fait assurément partie de ces livres qui laissent une marque indélébile dans l’histoire de la littérature, c’est un carrefour où on arrive un jour ou l’autre, une fontaine à laquelle on vient se désaltérer. C’est une belle histoire, il n’y a pas à dire, et qui édifie tant sur la société des hommes, un peu comme les fables. C’est une oeuvre riche d’enseignements, et émouvante, attachante, ce n’est pas en vain qu’elle inspire et continue à inspirer des artistes depuis des générations et des générations. Je trouve le film réalisé par John Favreau, sorti en 2016, particulièrement intéressant.

 

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Tout le monde connaît l’histoire : Mowgli, un « petit d’homme », est élevé par une famille de loups, contre la volonté du tigre Shere Khan qui voulait en faire sa proie. Mowgli grandit dans la jungle et en apprend les « lois », grâce notamment à ses amis, la panthère Bagheera et surtout l’ours Baloo. S’être parfaitement adapté à son milieu de vie mais se sentir différent, malgré tout, se sentir parfois rejeté, telle est la croix que doit porter Mowgli, tout au long de sa vie, qu’il se trouve dans la jungle ou qu’il rejoigne le village des hommes.

 

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Cependant, en redécouvrant cette histoire à l’âge adulte, en la lisant avec mes yeux d’aujourd’hui, je m’interroge sur certains passages, qui m’interpellent particulièrement. J’ai beau retourner le problème dans tous les sens, je ne m’explique pas la différence de traitement que subissent les Bandar-log, le peuple des singes. On sait bien que, au sein d’un même peuple, il y a des individus admirables et d’autres que l’on peut trouver méprisables, il y a ceux qui vont avoir tout notre respect et d’autres pour lesquels on n’aura aucune estime ; il y en a qui restent dignes et d’autres qui se laissent corrompre. Par exemple, chez le peuple des loups, il y en a qui sont restés fidèles à Mowgli et qui ont continué à le défendre et d’autres qui se sont laissé manipuler par Shere Khan… Mais ce n’est pas pour autant que l’on va généraliser et déclarer que tous les loups sont tous mauvais, loin de là ! C’est ainsi pour tous les habitants de la jungle, que Rudyard Kipling présente avec leurs qualités et leurs défauts, leurs forces et leurs faiblesses, tous les habitants… sauf une catégorie d’habitants : les Bandar-log. Comment se fait-il qu’un peuple entier soit dénigré, honni, présenté comme un peuple en qui il n’y a RIEN de bon ? En un mot un peuple qui ne mérite aucune considération, parce qu’il est nullissime ! Il n’y a pas de mot plus expressif en effet pour qualifier les sentiments que Baloo nourrit envers les Bandar-log.

Mowgli, après s’être fait réprimander par Baloo, s’est retrouvé au milieu des Bandar-log dont la présence affectueuse a été comme une consolation qu’il a beaucoup appréciée… Mais cela ne plaît pas du tout à Baloo, qui lui défend formellement de frayer avec les Bandar-log. Et pourtant Mowgli trouve que ces derniers lui ressemblent beaucoup et qu’ils sont plutôt gentils, mais Baloo met en pièces tous ses arguments :

« Ecoute, Petit d’Homme, dit l’ours, et sa voix gronda comme le tonnerre dans la nuit chaude. Je t’ai appris toute la Loi de la Jungle pour tous les Peuples de la Jungle… sauf le Peuple Singe, qui vit dans les arbres. Ils n’ont pas de loi. Ils n’ont pas de patrie. Ils n’ont pas de langage à eux, mais se servent de mots volés, entendus par hasard lorsqu’ils écoutent et nous épient, là-haut, à l’affût dans les branches. Leur chemin n’est pas le nôtre. Ils n’ont pas de chef. Ils n’ont pas de mémoire. Ils se vantent et jacassent, et se donnent pour un grand peuple prêt à faire de grandes choses dans la Jungle ; mais la chute d’une noix suffit à détourner leurs idées, ils rient, et tout est oublié. Nous autres de la Jungle, nous n’avons aucun rapport avec eux. Nous ne buvons pas où boivent les singes, nous n’allons pas où vont les singes, nous ne chassons pas où ils chassent, nous ne mourons pas où ils meurent. »

(Le livre de la jungle, Editions Librio, page 43)

 

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Ces lignes ne sont-elles pas l’expression-même de la ségrégation raciale ? En vertu de quoi les Bandar-log, qui pourtant vivent bien dans la Jungle, ne sont-ils pas considérés comme un peuple de la jungle ?  Il y a « nous autres de la jungle » et il y a « eux ». Je trouve que les arguments avancés par Baloo sont ceux qui furent (qui sont toujours d’ailleurs) utilisés contre une catégorie de personnes, qui pourtant sont habitants de la terre comme les autres, mais que l’on considère comme étant à part : les Noirs. Ce sont les seuls à avoir subi la ségrégation raciale institutionnelle, que ce soit aux Etats-Unis ou en Afrique du Sud, avec l’Apartheid. Quels préjugés véhiculent-on sur les Noirs ? Ils n’ont jamais rien inventé, ils ne sont habiles qu’à copier, ils sont bêtes, sous-entendu on peut faire d’eux ce qu’on veut, ils ne sont capables de rien, etc. Et on considère que les terres où ils ont toujours vécu ne sont pas vraiment à eux, c’est pourquoi on les a allègrement expropriés de leurs terres, de leurs biens… Non seulement on les exploite mais on exploite aussi ce qui leur appartient, depuis des siècles et des siècles.

Mowgli se demande si les propos de Baloo n’engagent que lui, mais Bagheera ne dit pas le contraire, il partage les mêmes idées. On pourrait penser qu’il s’agit du point de vue des personnages, qui ne saurait être confondu avec celui de l’auteur, mais nulle part on ne relève de phrases qui viendraient nuancer ce portrait extrêmement péjoratif des Bandar-log, au contraire ils sont confortés par le narrateur qui raconte l’histoire selon le point de vue de Mowgli. Je lis un peu plus loin, avec consternation : « Ce que Baloo avait dit des singes était parfaitement vrai. » (Page 44).

Faut-il se dire que Rudyard Kipling, né au milieu du XIXe siècle, était le produit de son temps et que cette discrimination qu’il fait subir aux Bandar-log dans son livre n’en était pas une à ses yeux ? A cette époque en effet la discrimination subie par la population noire est inscrite dans la loi. Le livre de la Jungle fut publié en 1894, sous le titre The Jungle book ; 1899 pour la traduction française.

 

Rudyard Kipling, Le livre de la jungle, Librio, 2019, traduit de l’anglais par Louis Fabulet et Robert d’Humières.

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Commentaires
K
Effectivement, 'l'homme" est présenté avec ses faiblesses, pour ne pas dire ses défauts. Je note "Paroles de chien". Merci pour ces références ainsi que pour vos commentaires. Croiser les regards, c'est ce qui aiguise notre perspicacité. <br /> <br /> Au plaisir de vous relire !
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T
Bonjour<br /> <br /> Intéressante analyse, mais que je me permets d'estimer incomplète voire biaisée. <br /> <br /> D'abord, en terme d'animaux de la "jungle" (ou du moins de celle contée par Kipling) pris en "masse". Il y a les abeilles sauvages que l'on voit dans "Dhôle", impitoyables. Il est vrai qu'il ne s'agit que d'insectes. Je ne sais plus si la lutte contre le "chien rouge" fait partie du premier ou du Second livre de la jungle. Mais celui-ci aussi est considéré en meute, néfaste, ne rêvant que tuerie et dévastation... A quoi le compareriez-vous donc? Enfin, "L'Homme", dans les aventures de Mowgli, est loin d'avoir toujours le beau rôle. "il" (dans l'ensemble!) est plutôt crédule, souvent effrayé parce qu'il ne comprend pas et prêt à mettre de la "divinité" partout... <br /> <br /> Pour une autre lecture du regard de Kipling sur les animaux, je vous suggère la lecture de "Paroles de chien". (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola
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