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Valets des livres
25 octobre 2020

Ecriture, Ethnicité et conscience nationale, par Dominique Ngoïe-Ngalla (Deuxième partie)

ECRITURE, ETHNICITE ET CONSCIENCE NATIONALE (Suite)

Par Dominique Ngoïe-Ngalla

 

[...]Tchicaya U Tam'si, Sylvain Bemba, Sony Labou Tansi, depuis passés sur l'autre rive, et leurs confrères encore en vie paraissent avoir semé dans le désert. Faute de clarté peut-être ? Nullement. Aucun de ces écrivains ne s'avance résolument masqué, ni ne coule, comme Jean-Paul Sartre, sa révolte et sa protestation dans la langue absconse de la métaphysique. Le lyrisme des aphorismes utamsiens a lui-même des failles par où affleure le sens de la vérité énoncée. Et le très complexe et subtil Tati Loutard n'est pas aussi inaccessible qu'il y paraît de prime abord, lui qui, d'un coup de patte furtif, à la façon des félins, écorne le pouvoir qui assassine des poètes. La langue de Sony Labou Tansi est de bout en bout familière, presque vulgaire, par conséquent accessible à toutes les catégories sociales. L'hermétisme supposé, ou qu'on pourrait craindre n'est donc pas la cause de l'impact si faible des oeuvres de nos écrivains sur des mentalités collectives restées rebelles au changement dont ils montrent pourtant l'urgente nécessité. L'atroce guerre ethno-civile de 1997 est le triste témoignage d'une communauté politique aux liens de citoyenneté encore bien faibles. Et dire que pendant quarante ans, sans relâche, nos écrivains nous en avaient prévenus. Je crois apercevoir, entre le public à qui les oeuvres sont destinées et les auteurs de ces oeuvres, un immense écran parasite qui brouille le message de telle sorte qu'il n'est perçu de façon claire que par un petit nombre de lecteurs, malheureusement numériquement trop faibles pour former, ainsi que le message y appelle, une conscience qui conduise à une prise de conscience. L'écran parasite qui brouille le message libérateur, ça aura été, non pas le néocolonialisme et l'impérialisme (si ce n'est indirectement), mais, en dehors de la réaction identitaire réveillée par le souci du pouvoir, l'Etat postcolonial lui-même. L'Etat qui refuse de faire la promotion de ses écrivains en assurant la diffusion de leurs oeuvres. D'abord parce que, dans un premier temps son manque de culture l'empêche de voir leur utilité sociale, s'intéressant tout juste au côté ludique de leurs oeuvres dont un pays en construction, pensent-ils, pourrait parfaitement se passer, sans inconvénients et sans dommages, comme il pourrait parfaitement se passer de la construction d'une université inutilement coûteuse, simple élément décoratif, si une espèce de mode ne la lui imposait. Puis, dans un second temps, s'alarmant lorsque l'Occident consacre ces écrivains négligés et montre par-delà leur beauté formelle le côté polémique destructeur de leurs oeuvres qu'il se dépêche à partir de ce moment-là d'écarter des programmes d'enseignement où ne sont admises que les oeuvres qui célèbrent les exploits du "Guide du peuple". 

 

Essai Ngoie 005

 

   Autant dire que Jean Malonga et Antoine Letembet Ambily exceptés, qui se bornent à brocarder l'Administration coloniale, aucun des auteurs cités dans ce texte n'entrera dans les programmes officiels avant longtemps. Les programmes officiels d'enseignement restent ouverts aux seuls auteurs étrangers français ou francophones retenus pour leur qualité littéraire, et parce qu'ils sont parfaitement inoffensifs pour l'ordre social sur lequel le dirigeant africain qui est loin d'être progressiste veille à sa manière : Cheikh Hamidou Kane (L'aventure ambiguë) peut ainsi être enseigné sans réticence aucune. Il s'agit d'une introspection personnelle, émouvante, certes, mais qui ne menace nullement la paix sociale de l'Etat africain le plus réactionnaire. Les jérémiades de Senghor peuvent être expliquées aux lycéens (Hosties noires, Ethiopiques) qui montrent l'inutilité du sacrifice des Noirs à la cause de la France, mais ne vont pas au-delà. Pour son souffle révolutionnaire, Les Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain sera le bienvenu dans un Etat à prétention marxiste. Le livre est beau qui exalte l'inventivité révolutionnaire. Il ne jettera pas les adolescents dans la rue. Germinal de Zola peut être enseigné ; subversif, certes, mais il ne le sera pas au Congo, faute de firmes et d'usines, le Congo n'ayant pas encore de classes ouvrières haineuses braquées contre une bourgeoisie arrogante inexistante. L'oeuvre frondeuse de Zola retentira en milieu scolaire congolais du son d'une belle abstraction, et personne ne descendra dans la rue après l'avoir lue. Ses lecteurs, les ouvriers des usines, ne sont pas encore nés. Dans la poésie, les auteurs romantiques et parnassiens sont enseignés pour la puissance d'émotion et la beauté plastique de leurs oeuvres. Lamartine, Victor Hugo, Vigny, Musset, Leconte de Lisle, José Maria de Hérédiafont rêver sans menacer aucun trône africain.

   C'est que le parti unique, c'est aussi la pensée unique qui n'admet pas de voix contradictoire. Le Paysan bachelier de Jacob Okandza, en dehors de sa dimension idéologique et politique, oeuvre dans réelle qualité littéraire, est célébrée comme une oeuvre majeure, mais L'Oseille les citrons de Maxime Ndebeka n'aura pas les faveurs du régime. En revanche, réaction identitaire, il mobilisera dans la communauté à laquelle appartient le poète maudit. Le pouvoir "s'ethnise, la perception des écrivains aussi. De sorte qu'en traquant des oeuvres jugées subversives (les auteurs en majorité sont du sud et d'une ethnie), le pouvoir, sans le savoir, alerte une opinion nationale déjà divisée par des problèmes politiques. Dans cette atmosphère soupçonneuse et tendue l'honneur du Congo pourtant, en Afrique et dans tout l'espace francophone, censurées ou menacées de censure, les oeuvres de nos écrivains circulent mal dans un public déjà restreint qui en juge différemment selon ses appartenances ethniques ou sa senbilité politique, laquelle, de toute façon, est indexée sur la conscience ethnique. La dénonciation unanime du mal-vivre national et des pratiques politiques incompatibles avec l'éthique républicaine est alors perçue par les dirigeants politiques comme des attaques partisanes injustifiées formulées par des auteurs à la solde de l'impérialisme ou au service de la cause de la communauté culturelle à laquelle ils appartiennent. Dans ces conditions, la dénonciation a beau être fondée, elle est erronée à partir du moment où son auteur n'est pas de l'ethnie du détenteur du pouvoir toujours sur ses gardes lorsqu'il s'agit des idées. Le pouvoir cultive l'obscurantisme révolutionnaire.

 

Essai Ngoie 006

 

   Certes, avec le boom pétrolier qui entraîne un relatif bien-être social et une certaine décrispation politique, les premières années de la décennie 80-90 voient s'installer un climat de tolérance relative vis-vis d'oeuvres qui, dix ans plus tôt, eussent fait enfermer leurs auteurs. Sony Labou Tansi (mais au service de la Francophonie qu'encourage l'ambassadeur de France au Congo) peut ainsi sans être inquiété faire jouer à son Rocado Zulu héâtre des pièces terriblement subversives : Conscience de tracteurMoi Veuve de l'empireJe soussigné cardiaqueAntoine m'a vendu son destinLa parenthèse de sang. Le succès à l'étranger (France et Europe occidentale) du dramaturge persifleur, tout compte fait, honore le pays du parti unique, de toute façon rassuré par la France sur l'innocuité de l'oeuvre de Sony. Il y a aussi que les Congolais n'ont pas encore la culture du livre et des tréteaux ; faute de niveau et parce que le livre coûte cher ; et on ne va pas beaucoup au théâtre. En revanche, on danse beaucoup. Une véritable passion. Naturellement un divertissement de cette nature n'est pas tellement favorable à la réflexion, que par ailleurs le parti unique s'ingénie à étouffer, ou oriente dans le sens de sa politique qu'anime une école supérieure du parti qui mobilise à fond. Le pays reste ainsi dans une profonde misère de la pensée.

 

Essai Ngoie 007

 

 

   Cependant, lorsqu'on sait le pouvoir subversif des oeuvres de l'esprit, on peut se demander pourquoi chez nous des oeuvres de la profondeur, de la qualité et de la force de celles que nous avons énumérées ne purent transformer les mentalités des Congolais pour les mettre sur la voie de la modernité : exigence de plus (de) rationalité dans la gestion de nos existences individuelles et colectives, sens de la vie communautaire et des devoirs de chacun au sein de la communauté de libres citoyens, respect de la personne humaine en son insondable mystère. Il faut répondre que, quelles que soient leurs ualités humaines et leur force de persuasion, sauf cas rares, les oeuvres de l'esprit ne transforment pas d'un bloc une société. Pas de mutation brusque. L'événement qu'elles créent au départ a des incidences retardées et décalées sur les mentalités collectives. Il faut le temps de l'intériorisation des ensignements qu'elles véhiculent et des principes qu'elles prescrivent. Elles ne changent nos manières de sentir, de penser et d'agir que progressivement ; de façon insensible d'ailleurs. Puis, grâce à leur action, une fois bien en place un certain nombre de structures de l'esprit qui le font désirer collectivement, le changement ardemment désiré a lieu, en imposant d'autres manières de voir de voir le monde et de l'organiser, en fonction d'un certain nombre d'attentes collectives qu'elles préparent.

   La voix de nos meilleurs écrivains qui ont vécu ou qui vivent encore la passion de la nécessité et de l'urgence du changement, échec provisoire, butte pour le moment contre un certain nombre de réalités socio-historiques que seul le dialogue avec le temps et sa dialectique peut raisonner et amener à accepter le changement. L'obstacle est de taille. Notre pays est en effet un espace social et sociologique fait de la juxtaposition de communautés culturelles ouvertement ou ourdement antagonistes. Elles sont opposées sur la base d'un certain nombre de valeurs qu'elles ne partagent pas. Chaque communauté culturelle ou ethnie fontionnant sur la base de que Pierre Bourdieu appelle habitus : "matrice de perceptions, d'appréciations et d'actions... Grammaire génératrice des pratiques". L'habitus, qui désigne l'ensemble des dispositions acquises inculquées par le contexte social à un moment de la vie de l'individu (la famille et les divers systèmes éducatifs), est difficile à détruire et explique la résistance à l'oeuvre de l'écrivain de tant de pratiques inciviques qu'il vitupère, il semblerait en vain. 

 

Lettre Ngoie 001

(Dominique Ngoïe-Ngalla écrivant à LISS, alias Lounda Inès Stella Sandrine, suite à leur entretien) 

 

   Conclusion

 

   Mais, il ne faut jurer de rien. Par le poids d'humanité que véhiculent leurs oeuvres et la justesse de leurs revendications, même morts, Tchicaya U Tam'si, Sony Labou Tansi, Jean Malonga restent singulièrement vivants et d'une actualité sans cesse actuelle. Avec Tati Loutard et leurs autres confrères encore vivants qui continuent l'oeuvre commencée ou avec Jean-Blaise Bilombo, Philippe Makita, Marie-Léontine Tsibinda qui en préparent la relève, ils continuent à poser à notre société et au monde la question du sens de la venue de l'homme au monde. Un monde à bâtir tous ensemble, courageusement, avec amour et dans la justice et le partage fraternel. Le sens de la venue au monde de l'homme au monde. Question principielle, à laquelle, tôt ou tard, sans doute par essai et à erreur, l'homme congolais donnera au moins un commencement de réponse. La création à tâtons de l'esprit est comme le levain dans la pâte : tôt ou tard, elle lève.

Dominique Ngoïe-Ngalla

 

Dédicace livres par Autopsie 001

(De gauche à droite : Sébatien Matingou, écrivain ; Liss observant Ngoïe-Ngalla en train de dédicacer le livre qu'elle vient de lui acheter ; Dominique Ngoïe-Ngalla en train de dédicacer son livre à Liss, alors étudiante en 3e année ; Léopold Pindy Mamonsono, écrivain, animateur culturel, organisateur de la séance de dédicace au lycée Chaminade, à Brazzaville, le 10 avril 1997)

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Commentaires
K
Sous d'autres cieux les auteurs nationaux, les artistes nationaux d'une manière générale sont valorisés, mais les Etats africains négligent leur patrimoine… jusqu'à ce que les Occidentaux s'y intéressent…
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S
Comme lui, je regrette que le public de lecteurs soit si peu nombreux pour "former une conscience qui conduise à une prise de conscience". Et je suis d'accord avec lui pour dire que le premier responsable de cet état de fait est bien l'Etat postcolonial qui refuse de faire la promotion de ses écrivains.
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