La Sonate à Bridgetower, d'Emmanuel Dongala
Dans La Sonate à Bridgetower, vous ne trouverez pas ce zeste qui fait reconnaître la main de Dongala. Mais c’est bien parce que ce roman-ci se déroule à une autre époque et en d’autres lieux que ceux que l’auteur nous présente d’habitude. Nous sommes dans le dernier quart du XVIIIe siècle, une période pleine d’effervescence, sur tous les plans : artistique, scientifique, politique, et l’auteur nous plonge au cœur de cette effervescence, pour nous la faire vivre.
Un roman est autrement plus agréable à lire et plus saisissant qu’un livre d’histoire. L’auteur nous fait découvrir des personnalités qui ont marqué l’histoire de la musique, l’histoire de la France. Certaines sont connues, ne serait-ce que de nom, d’autres sont les oubliées de la mémoire collective, alors qu’elles ont animé, d’une manière particulière, la vie culturelle et politique de leur époque ; elles figuraient même parmi les grands acteurs de cette scène culturelle et politique. George Bridgetower figure parmi ces personnalités oubliées, que Dongala ressuscite pour nous, car la mémoire n’est pas naturelle, elle s’entretient. Or, si la société, conditionnée par les gouvernants, sélectionne les figures auxquelles elle rend un hommage pérenne, il revient au romancier, aux artistes, de réparer ce qui paraît clairement comme une injustice. L'ascendance noire de George explique pourquoi il est oublié par la postérité.
George ne doit pas être confondu avec celui qu’on appelle le Chevalier de Saint-George, que le jeune Bridgetower rencontre aussi. Entre musiciens de talents, on finit tôt ou tard par faire connaissance les uns avec les autres. Il en va ainsi dans le domaine culturel : tous ceux qui constituent des faisceaux de lumière finissent par se remarquer mutuellement et par se croiser, pour diffuser une lumière encore plus vive.
George n’a pas dix ans lorsque commence le roman. Nous le voyons évoluer d’abord aux côtés de son père, Frederik de Augustus Bridgetower, qui mijote pour son fils – et pour lui-même par ricochet – l’avenir le plus brillant dans les grandes capitales artistiques d’Europe. Puis le jeune violoniste se défait de la tutelle de son père. C’est durant ces années loin de la figure paternelle et aussi parce qu'il est devenu adulte qu’il comprendra mieux les préoccupations de son père, les contradictions qui avaient été les siennes, notamment en ce qui concerne le statut des Noirs.
Le roman est une progression patiente vers ce qui constitue son sujet principal, c’est-à-dire celui qui justifie le titre : la Sonate que le célèbre Beethoven dédie à George. C’est la partie la plus savoureuse du roman, à mon humble avis. J’aime particulièrement la manière vivante, poétique, dont l’auteur a peint les personnages, la manière surtout dont il a fait dialoguer ces deux talents, d’âge et de tempérament différents.
Finalement, Dongala ne surprend pas tant que ça le lecteur dans ce roman. Il a beau nous transporter à une autre époque et dans cette France marquée par la Révolution, on y retrouve les thèmes qui lui sont chers : la musique, que l’auteur embrasse dans Jazz et vin de palme, la question de la femme, qui sous-tend un bon nombre de ses romans : Photo de groupe au bord du fleuve, bien sûr, mais aussi Les Petits garçons naissent aussi des étoiles, Johny Chien méchant..., les révolutions scientifiques, comme dans Le Feu des origines.
En parlant du Feu des origines, il demeure mon roman préféré de Dongala. J’ai un tel faible pour Mandala Mankunku, ce héros en avance sur son temps, incompris des siens, mais qui ne se décourage pas pour autant et qui me fait penser à la figure de Cassandre. Le cœur d’une lectrice a ses raisons que la raison ignore. Lire ou relire mon article sur le meilleur de Dongala, ici.
Quelques extraits pour entrevoir les lignes de force du roman :
LA MUSIQUE
« Frederick de Augustus prit conscience d’une chose : l’importance de la musique. Elle ne se situait pas à la périphérie, mais au cœur même de la société, voire du régime, là où se croisaient et se confrontaient tous ceux qui avaient la prétention de faire bouger les choses dans quelque domaine que ce soit dans le Royaume de France. » (p. 120)
LA LITTERATURE
« Il ôta ses chaussures, posa ses pieds sur la tablette et cala confortablement son dos dans le fauteuil, ouvrit le livre qu’il avait toujours entre ses mains et attaqua la première phrase. Il avait le culte des premières phrases, elles étaient pour lui la porte qui permettait d’entrer dans l’univers que proposait l’auteur. Pour lui, une porte d’entrée devait être facile à ouvrir ; de même, la première phrase d’un livre devait être simple, claire et belle ». (p. 146)
DES CAPITALES ARTISTIQUES
En ce moment précis, le monde était tel qu’il le voulait, tel qu’il l’avait rêvé. Un étrange sentiment de gratitude envers cette ville de Paris monta en lui ; il en humait l’air à pleins poumons et se demandait si on pouvait faire sentir à une ville qu’on l’aimait, qu’on avait le désir de la prendre dans ses bras. Oui, il aimait Paris, ses larges artères bordées de palais, ses parcs et jardins, et même les venelles tortueuses parmi lesquelles il s’était égaré un jour pendant qu’il cherchait une maison clandestine qu’on lui avait recommandée ; malgré les mendiants qui l’avaient assailli et quelques malandrins qui avaient tenté de l’interpeller, la main ferme sur le pommeau de son sabre, il avait continué son chemin dans ces rues mal famées auxquelles il trouvait malgré tout un attrait singulier.
Cette ville n’était pas seulement belle, elle lui infusait un sentiment de liberté qu’il n’avait jamais éprouvé jusqu’ici, même pas à Vienne. [...] Le seul avantage de Vienne sur Paris était ses cafés, pensa-t-il. Là-bas le garçon ne vous harcelait pas pour vous contraindre à rependre une consommation... » (p. 151-152)
LA SCIENCE
« Quand j’ai lu toutes les choses merveilleuses qu’on pouvait découvrir avec un télescope, j’ai été si enthousiasmé que j’ai désiré voir de mes propres yeux les cieux et les planètes à travers l’un de ces instruments, et pourquoi pas, découvrir quelque chose de nouveau. Vous savez, tout comme la musique, savoir regarder est aussi un art, un art qui se cultive." (p. 321)
Autres critiques du roman
Je vous invite à lire les billets de deux amis : celui de Gangoueus ici et celui de Raphaël là.
Emmanuel Dongala, La Sonate à Bridgetower, Actes Sud, 2017. Collection Poche/Babel, 2019, 432 pages, 9.70€.