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Valets des livres
28 février 2021

La Sonate à Bridgetower, d'Emmanuel Dongala

Dans La Sonate à Bridgetower, vous ne trouverez pas ce zeste qui fait reconnaître la main de Dongala. Mais c’est bien parce que ce roman-ci se déroule à une autre époque et en d’autres lieux que ceux que l’auteur nous présente d’habitude. Nous sommes dans le dernier quart du XVIIIe siècle, une période pleine d’effervescence, sur tous les plans : artistique, scientifique, politique, et l’auteur nous plonge au cœur de cette effervescence, pour nous la faire vivre.

 

COUV Sonate 1

 

Un roman est autrement plus agréable à lire et plus saisissant qu’un livre d’histoire. L’auteur nous fait découvrir des personnalités qui ont marqué l’histoire de la musique, l’histoire de la France. Certaines sont connues, ne serait-ce que de nom, d’autres sont les oubliées de la mémoire collective, alors qu’elles ont animé, d’une manière particulière, la vie culturelle et politique de leur époque ; elles figuraient même parmi les grands acteurs de cette scène culturelle et politique. George Bridgetower figure parmi ces personnalités oubliées, que Dongala ressuscite pour nous, car la mémoire n’est pas naturelle, elle s’entretient. Or,  si la société, conditionnée par les gouvernants, sélectionne les figures auxquelles elle rend un hommage pérenne, il revient au romancier, aux artistes, de réparer ce qui paraît clairement comme une injustice. L'ascendance noire de George explique pourquoi il est oublié par la postérité.  

George ne doit pas être confondu avec celui qu’on appelle le Chevalier de Saint-George, que le jeune Bridgetower rencontre aussi. Entre musiciens de talents, on finit tôt ou tard par faire connaissance les uns avec les autres. Il en va ainsi dans le domaine culturel : tous ceux qui constituent des faisceaux de lumière finissent par se remarquer mutuellement et par se croiser, pour diffuser une lumière encore plus vive.

George n’a pas dix ans lorsque commence le roman. Nous le voyons évoluer d’abord aux côtés de son père, Frederik de Augustus Bridgetower, qui mijote pour son fils – et pour lui-même par ricochet – l’avenir le plus brillant dans les grandes capitales artistiques d’Europe. Puis le jeune violoniste se défait de la tutelle de son père. C’est durant ces années loin de la figure paternelle et aussi parce qu'il est devenu adulte qu’il comprendra mieux les préoccupations de son père, les contradictions qui avaient été les siennes, notamment en ce qui concerne le statut des Noirs.

 

COUV Sonate 2

 

Le roman est une progression patiente vers ce qui constitue son sujet principal, c’est-à-dire celui qui justifie le titre : la Sonate que le célèbre Beethoven dédie à George. C’est la partie la plus savoureuse du roman, à mon humble avis. J’aime particulièrement la manière vivante, poétique, dont l’auteur a peint les personnages, la manière surtout dont il a fait dialoguer ces deux talents, d’âge et de tempérament différents.

Finalement, Dongala ne surprend pas tant que ça le lecteur dans ce roman. Il a beau nous transporter à une autre époque et dans cette France marquée par la Révolution, on y retrouve les thèmes qui lui sont chers : la musique, que l’auteur embrasse dans Jazz et vin de palme, la question de la femme, qui sous-tend un bon nombre de ses romans : Photo de groupe au bord du fleuve, bien sûr, mais aussi Les Petits garçons naissent aussi des étoiles, Johny Chien méchant..., les révolutions scientifiques, comme dans Le Feu des origines.

En parlant du Feu des origines, il demeure mon roman préféré de Dongala. J’ai un tel faible pour Mandala Mankunku, ce héros en avance sur son temps, incompris des siens, mais qui ne se décourage pas pour autant et qui me fait penser à la figure de Cassandre. Le cœur d’une lectrice a ses raisons que la raison ignore. Lire ou relire mon article sur le meilleur de Dongala, ici

  

Quelques extraits pour entrevoir les lignes de force du roman :   

 

LA MUSIQUE

« Frederick de Augustus prit conscience d’une chose : l’importance de la musique. Elle ne se situait pas à la périphérie, mais au cœur même de la société, voire du régime, là où se croisaient et se confrontaient tous ceux qui avaient la prétention de faire bouger les choses dans quelque domaine que ce soit dans le Royaume de France. » (p. 120)

 

LA LITTERATURE

« Il ôta ses chaussures, posa ses pieds sur la tablette et cala confortablement son dos dans le fauteuil, ouvrit le livre qu’il avait toujours entre ses mains et attaqua la première phrase. Il avait le culte des premières phrases, elles étaient pour lui la porte qui permettait d’entrer dans l’univers que proposait l’auteur. Pour lui, une porte d’entrée devait être facile à ouvrir ; de même, la première phrase d’un livre devait être simple, claire et belle ». (p. 146)

 

DES CAPITALES ARTISTIQUES

En ce moment précis, le monde était tel qu’il le voulait, tel qu’il l’avait rêvé. Un étrange sentiment de gratitude envers cette ville de Paris monta en lui ; il en humait l’air à pleins poumons et se demandait si on pouvait faire sentir à une ville qu’on l’aimait, qu’on avait le désir de la prendre dans ses bras. Oui, il aimait Paris, ses larges artères bordées de palais, ses parcs et jardins, et même les venelles tortueuses parmi lesquelles il s’était égaré un jour pendant qu’il cherchait une maison clandestine qu’on lui avait recommandée ; malgré les mendiants qui l’avaient assailli et quelques malandrins qui avaient tenté de l’interpeller, la main ferme sur le pommeau de son sabre, il avait continué son chemin dans ces rues mal famées auxquelles il trouvait malgré tout un attrait singulier.

Cette ville n’était pas seulement belle, elle lui infusait un sentiment de liberté qu’il n’avait jamais éprouvé jusqu’ici, même pas à Vienne. [...] Le seul avantage de Vienne sur Paris était ses cafés, pensa-t-il. Là-bas le garçon ne vous harcelait pas pour vous contraindre à rependre une consommation... » (p. 151-152)

 

LA SCIENCE

« Quand j’ai lu toutes les choses merveilleuses qu’on pouvait découvrir avec un télescope, j’ai été si enthousiasmé que j’ai désiré voir de mes propres yeux les cieux et les planètes à travers l’un de ces instruments, et pourquoi pas, découvrir quelque chose de nouveau. Vous savez, tout comme la musique, savoir regarder est aussi un art, un art qui se cultive." (p. 321)

 

 Autres critiques du roman

 

Je vous invite à lire les billets de deux amis : celui de Gangoueus ici et celui de Raphaël .

 

Emmanuel Dongala, La Sonate à Bridgetower, Actes Sud, 2017. Collection Poche/Babel, 2019, 432 pages, 9.70€. 

 

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Commentaires
A
Oui! je viens régulièrement par ici pour voir vos "nouveautés". La lecture de votre blog est intéressante pour découvrir de nouveaux auteur(e)s mais c'est également très sympa de lire votre avis sur des livres que j'ai déjà lus. De partager nos points de vue. <br /> <br /> Anne
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L
Chère Anne, j'espérais bien que vous me rendriez visite car nos échanges au sujet de la Sonate n'avaient pas peu contribué à m'encourager à en garder une trace écrite après ma lecture. Il n'y a pas plus forte motivation que de se faire plaisir entre ami(e)s. <br /> <br /> Je vous remercie pour ce titre, en effet je lis très peu de science-fiction, j'ai vu sur la toile que ce titre est extrêmement plébiscité. A découvrir donc !
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A
Bravo Liss et Merci! pour cette analyse de la Sonate...<br /> <br /> J'ai l'impression, à vous lire et également dans les commentaires que "Le feu des origines" est un titre d'E. Dongala incontournable. Encore un livre à lire!<br /> <br /> De mon côté, et sur les conseils d'un ami, je viens de faire l'acquisition de "Les guerriers du silence" de Pierre Bordage. Un livre de science-fiction... J'ai lu très très peu de romans de ce genre littéraire que je n'arrive pas à apprécier. Je me suis dit que je n'avais peut-être pas lu les bons auteurs. Je vous en parle parce que j'ai l'impression que de votre côté c'est un peu la même chose?<br /> <br /> Anne
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L
Cher Raphaël, tu argumentes mieux que moi, ces deux romans explorent des sentiers différents, et ne conduisent pas au même endroit, il ne faut donc se priver ni de l'un ni de l'autre ; mais si le second reste vivement accroché au sommet de mes préférences, c'est précisément pour les raisons que tu évoques. Un condensé de l'évolution de l'histoire de l'humanité ! Je suis entièrement d'accord avec toi !
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S
Je crois qu'il faut éviter de comparer LA SONATE DE BRIDGETOWER et LE FEU DES ORIGINES. Ils sont incomparables. Le premier récit est brillant et magnifique dans la restitution d'un fait historique ; le second est absolument puissant par sa présentation originale de l'histoire de l'homme africain qui se confond quelque peu avec celle de l'évolution de l'humanité. Oui, j'y vois l'histoire de l'humanité vue par un subsaharien. Je penses sincèrement que LE FEU DES ORIGINES a sa place parmi les monuments de l'histoire de la littérature. Le temps nous le dira. Toute l'histoire de l'homme africain (subsaharien) est dans ce livre ; donc un livre incontournable.
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