L’Orgasme douloureux, de Carmen Toudonou
Carmen Toudonou signe, avec L’Orgasme douloureux, un roman politique dont le titre est représentatif du double langage qui structure le récit, et que l’autrice manie à merveille. Sous couvert d’humour et de légèreté, Carmen Toudonou dresse un sévère réquisitoire contre les ‘‘républiques’’ africaines dont l’action politique consiste à éteindre toutes les lumières susceptibles d’offrir au pays un jour nouveau. Ces Républiques se complaisent dans l’obscurantisme, la bêtise et œuvrent pour l’avènement des ‘‘ténèbres à midi’’, pour reprendre le titre d’un roman de Théo Ananissoh. L’Orgasme douloureux est une satire des sociétés africaines contemporaines. L’autrice n’épargne ni les gouvernants ni les gouvernés.
Une République Royaume
Carmen Toudonou met en scène des présidents qui non seulement accèdent au pouvoir par des coups d’état – c’est-à-dire par des moyens qui ne peuvent nullement être qualifiés de démocratiques – mais estiment aussi qu’ils doivent rester sur le trône jusqu’à la fin de leur vie. D’ailleurs, ils ne pensent pas que leur existence ait une fin, comme celle de tous les mortels. Ils agissent, se comportent comme s’ils étaient éternels. Le pouvoir est à eux, pour l’éternité, à eux et à leur famille.
Cette durée excessive au pouvoir est soulignée par le chiffre sept, constant dans le roman : le mandat présidentiel dure sept ans et les septennats se suivent sans que les élections ne portent à la tête du pays un nouveau président. C’est toujours le même qui est réélu. A la mort de Roi-Président, le premier monarque de la Pomorie indépendante, dont les habitants doivent porter le deuil pendant sept jours, c’est Président-Roi qui lui succède sur le trône et qui devra déjouer sept complots. L’opposant politique Decrotair n’est pas libéré avant sa septième année.
Quand ce n’est pas le chiffre sept, c’est le chiffre quarante qui frappe le lecteur, comme les « quarante jours de jeûne et prières » consécutifs à la conversion de Président-Roi à la secte des ‘‘Affranchis du Septième Jour’’. Cet emploi abusif des chiffres revêtus d’une valeur symbolique dans les textes sacrés met en relief les prétentions de ces monarques qui se prennent pour Dieu. Le titre même de ‘‘Président-Roi’’ ou ‘‘Roi-Président’’ montre à suffisance que les soi-disant ‘‘républiques’’ sont en réalité des monarchies, ou plutôt des dictatures.
Afin d’asseoir son règne sans courir le risque de voir un autre acteur se faire une place sur la scène politique, le dictateur confie les plus hautes responsabilités, et même les moindres, aux membres de sa famille, ses enfants en particulier : « Les enfants de Président-Roi en âge de gagner leur vie, s’ils n’étaient pas au gouvernement, bénéficiaient de postes importants dans les directions des sociétés d’Etat, quand ils n’en étaient pas les directeurs. Ils travaillaient aussi dans les compagnies nationalisées, ils étaient directeurs de cabinet, secrétaires généraux, conseillers spéciaux et chargés de mission à la présidence ou dans les ministères. » (page 78)
Autant dire que la carrière politique et les postes les plus intéressants constituent la chasse gardée du Président et de ses enfants. Les membres qui n’ont aucun lien familial avec le président peuvent être certains que, tôt ou tard, le président verra en eux de potentiels concurrents ou opposants. La liquidation physique est très souvent le sort qui les attend, quel que soit leur degré de dévouement et d’asservissement au pouvoir.
Un gouvernement de la confiscation
Le président ne se contente pas d’étouffer les aspirations politiques des uns et des autres en faisant de l’exercice politique un bien privé, il prive le peuple de tout ce qui est essentiel à l’épanouissement de l’être humain, en commençant par la parole. La seule parole qui doit être relayée à longueur de journée, dans les médias, c’est celle du président, considérée comme sacrée, indiscutable. La moindre remise en question ou critique se solde par l’incarcération, quand ce n’est la mort.
Le président et toute sa clique, constituée de ses enfants, épouses, maîtresses et autres proches parents sont les seuls à tirer profit des richesses minières du pays, représentées par les diamants dont regorge le sous-sol pomorien. La famille présidentielle mène un train de vie insolent, elle réside dans des quartiers luxueux, dotés de toutes les commodités, tandis que le peuple s’entasse sur des sites insalubres où même l’eau courante paraît un luxe.
Non content de faire du bien-être matériel et financier une prérogative de la famille présidentielle, le monarque prend le soin d’engourdir les capacités intellectuelles de ses administrés. Cela commence avec les programmes scolaires, conçus pour abrutir plutôt que pour instruire. Une bonne instruction éveille l’esprit critique et celui-ci risque, à terme, de mettre en péril le pouvoir du dictateur. Président-Roi veille donc à entretenir, chez les Pomoriens, non le désir de la connaissance, mais celui des plaisirs immédiats. L’orgasme. Tel doit être le projet de vie de la jeunesse pomorienne, dont l’éducation est sabotée.
Les habitants de ce pays africain fictif nommé Pomorie, et dont la capitale est Cocoland, manquent cruellement d’esprit critique et de jugeote. Ils font même preuve de fanatisme, à l’exemple du taximan qui rabroue le narrateur lorsque celui-ci ose relever la médiocrité du Président-Roi : « Ce n’est pas un bougre, et tu vas retirer tout de suite ce que tu as dit, monsieur. Parce que c’est notre président, son excellence Président-Roi. » (page 55).
La léthargie intellectuelle des Pomoriens n’est pas étonnante, étant donné qu’ils ont été formatés pour aduler leur président, pour applaudir à tout ce qu’il fait et dit, même quand il s’agit d’âneries. Les rares personnes qui conservent un esprit lucide sont celles qui ont été scolarisées dans des établissements privés, par exemple le lycée franais, oui, vous avez bien lu, ce n’est pas une erreur de frappe comme on peut le penser la première fois que l’on tombe sur ce mot : la Frane a son établissement scolaire en Pomorie, où le Président a pris le soin d’inscrire sa fille chérie. L’appétit intellectuel de Blintou est en outre aiguisé par les nombreuses lectures qu’elle fait, car elle dispose d’une bibliothèque personnelle riche et variée, « la première, seule, et plus grande bibliothèque de Pomorie ». Cette bibliothèque à l’usage exclusif de la fille du président comprend « sept collections » – encore sept : « littérature franaise, littérature rousse, littérature anelaise, littérature armoricaine, littérature honoroise, littérature aubrichiene et littérature jaconaise. Et tous ces livres, traduits en franais, la langue officielle de la Pomorie, étaient chacun disponible en trois exemplaires, pour tous les cas » (page 104).
Il suffit de retirer, d’ajouter ou de modifier une lettre pour retrouver le pays occidental auquel chacune des nominations fait penser. Président-Roi n’a pas hésité à importer « quatre ou six conteneurs de livres, en majorité des classiques franais, parce que la littérature pomorienne, essentiellement d’expression franaise, ne pouvait absolument pas être de bon goût. » (page 103)
Ainsi, le Président se soucie de donner à sa progéniture tout le confort matériel, intellectuel et professionnel auquel on peut rêver, pendant que ses administrés ont une éducation, des conditions de vie, des habitations, etc. qui laissent à désirer. Et c’est bien ce qui s’observe aujourd’hui dans ces pays africains à la tête desquels se trouve le même président-monarque depuis des décennies, qui se considère comme l’homme présidentiel du pays, le seul qui puisse pourvoir au bien-être des citoyens, mais pour quel résultat, pour quel bilan, après des décennies de règne ?
Les entraves au développement
Ces présidents-providentiels sont d’autant plus risibles qu’ils semblent convaincus d’être des hommes d’état extraordinaires. L’ironie est savoureuse dans ce roman. Les actions, projets, réalisations du Président-Roi sont rapportées avec le plus grand sérieux, mais la distance entre la forme et le fond tourne en ridicule le monarque, comme on peut le lire page 81 : « Président-Roi était un grand penseur de son époque, et il en avait conscience ». Et l’on relève de nombreuses expressions qui, sorties de leur contexte, pourraient faire croire que cet homme d’état a profondément contribué à l’avènement d’une ère nouvelle ou qu’il avait des aspirations révolutionnaires pour son pays. Dans le chapitre « Le Petit livre rose », le narrateur nous parle de ‘‘chef-d’œuvre absolu d’inventivité’’, de ‘‘pensée politique’’ ou ‘‘pensée révolutionnaire du grand homme’’, de ‘‘grande invention’’, de création d’un ‘‘centre d’études et de recherches’’, plus loin, page 146, il évoque une ‘‘mission régalienne’’…
Mais de quoi s’agit-il en réalité ? Il s’agit d’atteindre l’orgasme ou de fournir à la population les moyens de se procurer l’orgasme. Les centres de recherches dans lesquels investit le Président sont ceux qui travaillent à la fabrication d’aphrodisiaques ou de remèdes contre l’impuissance sexuelle. Les nombreuses occupations du monarque, qui l’empêchent d’arriver à l’heure aux réunions du gouvernement, consistent à honorer ses dizaines d’épouses. La « mission régalienne » qu’il se donne est celle de faire jouir les épouses de ses ministres, parce que son propre harem ne compte pas, tant qu’il ne s’est pas approprié les épouses des autres. Le président fait de l’orgasme une préoccupation nationale. Les « complots » qu’il se targue d’avoir déjoués sont, entre autres, celui du « slip blanc », ou de la « culotte rouge ».
Quand on a, à la tête du pays, des dirigeants dont les ambitions ne volent pas plus haut que leur verge, on obtient des populations qui manquent d’horizon, de vision pour leur avenir. L’existence ne tourne qu’autour de la satisfaction des besoins élémentaires : boire, manger, jouir. Une existence de « mikolo nioso fêti na fêti » comme on pourrait le dire en lingala, pour traduire l’état d’esprit d’un peuple qui ne se préoccupe que de faire la fête tous les jours. Fête des sens surtout. Mais les lendemains de fête peuvent s’avérer douloureux, la désillusion est amère, lorsqu’on s’aperçoit, au réveil, que l’on manque de tout, que l’on se contente des déchets, des miettes, pendant que la classe au pouvoir dilapide les deniers publics. Le président et sa famille affrètent par exemple des vols spéciaux pour faire venir d’Occident tel article nécessaire à telle fête ou tel anniversaire. D’où le titre « L’orgasme douloureux ».
Il est indispensable que le peuple se lève, comme un seul homme, et remette en cause cette politique du nivellement par le bas. Tant qu’il n’y aura qu’un seul Decrotair qui se démènera pour dénoncer les abus du pouvoir et sa politique médiocre, rien ne changera sous le soleil africain. Le président-monarque continuera à dormir sur ses deux oreilles, sans se préoccuper le moins du monde des quelques voix discordantes dans ce concert de louanges. Les opposants, il les envoie au « centre de redressement ». Expression qui traduit également le double langage dans ce roman, car elle est à prendre au sens propre et au figuré. Il s’agit d’un centre pénitencier où l’on s’attelle à redresser le phallus de l’opposant, avec des armes d’une efficacité éprouvée : jeune pomorienne vierge aux attributs irrésistibles et « Tendeur » ou « Glangouna » à l’appui. Le tendeur » et le « Glangouna » sont des aphrodisiaques. Cette méthode de « redressement » des opposants est une métaphore de la corruption dont les monarques font usage dans les régimes dictatoriaux : ceux qu’ils ne réussissent pas à corrompre, ils les éliminent.
(Carmen Fifamè TOUDONOU, écrivaine béninoise)
Conclusion
Carmen Fifamè Toudonou met à l’index des politiques gouvernementales qui flattent les bas instincts, qui émoustillent les sens plutôt que les neurones, qui « redressent » les verges au lieu d’élever les esprits, qui combattent « la sécheresse où il ne faut », au lieu de combattre la sécheresse intellectuelle. Le manque cruel de bibliothèques et d’instruction digne de ce nom est un sabotage intellectuel orchestré pour obtenir une population qui ne se révolte pas. Ainsi, le Président-Roi dispose des biens du pays et du territoire national comme si c’était son bien personnel. En 2024, un monarque peut décider de déposséder les citoyens de son pays des terres de leurs ancêtres pour les offrir à un pays étranger et il se prend pour un président extraordinaire. Mais tôt ou tard souffle un vent de révolte, et celui-ci peut venir du propre camp du président. Dans ce roman, ce sont les femmes qui se muent en force capable de briser la geôle spirituelle dans laquelle Président-Roi avait enfermé le peuple. Ce sont elles qui renversent son pouvoir. L’avenir dépend-il des femmes ?
Carmen Fifamè TOUDONOU, L’Orgasme douloureux, Editions Lakalita, 2022, 218 pages.