L'esclavage raconté à ma fille, de Christiane Taubira
C'est à Christiane Taubira que nous devons l'institution d'une journée nationale en France pour commémorer l'abolition de l'esclavage et des traites. Et cette journée contribue largement à revisiter cette partie de l'histoire que l'on n'a pas coutume de mettre au premier plan, comme si on voulait la conserver dans l'ombre, dans les coulisses, pour ne pas dire dans les décombres, d'où on ne tire que des éléments, isolés, dépoussiérés, auxquels on ajoute un certain lustre tant qu'à faire, et qui vont arranger notre conscience. Ces positions biaisées ne peuvent aider à aller de l'avant, à reconstruire dignement. Il faut dire toute l'histoire, sans tricher. Ne pas hésiter à aller à la découverte de ces pages de l'histoire comme si on empruntait un chemin dont on est peu coutumier, pour apprendre à le connaître. Ne pas laisser les broussailles envahir ce sentier.
Ainsi, en ce 10 mai 2020, je vous invite à lire le livre de Christiane Taubira, L'esclavage raconté à ma fille, dont je vous propose, en dégustation, quelques extraits, tirés des premières pages, des extraits qui vous font prendre la mesure de la nécessité d'adopter des positions plus propices à la reconstruction nationale. Et puis, avec la beauté du verbe qui la caractérise, c'est toujours un plaisir de lire Christiane Taubira, tout comme de l'écouter. Une valeur.
« La longue marche vers la réconciliation des mémoires reste chaotique, bien qu’elle ait connu de significatives avancées. Il reste beaucoup à faire pour extraire d’utiles enseignements de l’héritage culturel et politique de l’histoire des conquêtes coloniales. Cette œuvre doit être commune, car cette histoire est commune. Elle fut vécue ensemble. Négriers et captifs étaient sur le même bateau, les uns tout à leurs calculs sur le pont, les autres en souffrance et en révolte dans la cale sombre et puante. Ils traversèrent ensemble les océans et s’affrontèrent sur les terres des Amériques, des Caraïbes et de l’océan indien. Ils vécurent, de positions différentes, le génocide amérindien. Ils forgèrent, en conditions inégales, une connaissance de ces territoires dudit Nouveau Monde. Ils y inscrivirent, dans une relation d’abord antagoniste, les empreintes des Europes et des Afriques, auprès de celles qui témoignaient de la présence millénaire des Amérindiens, depuis leurs migrations d’Asie. Puis le métissage, commencé par les viols sur les navires, poursuivi par les viols dans les cases de plantations, illuminé par quelques rares et tonitruantes histoires d’amour, amplifié par la rencontre et la solidarité de résistance, ce métissage est venu rendre définitivement caduque la narration binaire du monde. »
(L’esclavage raconté à ma fille, pages 14-15.)
« Ces siècles d’échanges induits par le commerce triangulaire ont percuté des économies et des cultures, poreuses comme tout ce qui est vivant, et percolé dans les connaissances et les représentations, à l’insu de ceux qui croient à l’étanchéité et même à la supériorité de certaines cultures. C’est de ses contacts avec le monde que l’Europe a tiré une nouvelle vigueur, génératrice de ses révolutions industrielles. »
(L’esclavage raconté à ma fille, page 15.)
« Il faut déconstruire pour comprendre, défaire pour vivre ensemble. Refaire la cité. »
(L’esclavage raconté à ma fille, page 16.)
« La réponse individuelle ne suffit pas, même si elle est fortement nécessaire. La réponse institutionnelle est indispensable. C’est donc par l’inclusion dans tous les champs, économique, social, culturel, symbolique et politique que doivent être, non conviés, mais associés ceux qu’il faut s’habituer à regarder non comme de présumés étrangers, non comme des sous-citoyens, non comme des problèmes, mais comme des sujets de droit, citoyens à part entière, dotés théoriquement de la plénitude des attributs de la citoyenneté, et qui doivent enfin l’être pratiquement. »
(L’esclavage raconté à ma fille, page 17.)
« Plus inquiétantes me paraissent la sécheresse et la neutralité des encyclopédies. Bien sûr, j’aurais souhaité que les dictionnaires eux-mêmes, parce qu’ils sont consultés plus souvent, fassent référence aux événements historiques. Mais cela supposerait que cette part de l’histoire de la France ne soit pas occultée par les programmes scolaires. Or le silence reste pesant, de l’école primaire à l’université. »
(L’esclavage raconté à ma fille, pages 20.)
(Au Festival du livre de Mouans Sartoux, octobre 2013)
Christiane Taubira, L'esclavage raconté à ma fille, Editions Philippe Rey, collection Points, 2015.