Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Valets des livres
13 juillet 2020

Noir négoce d'Olivier Merle, version abrégée VS version originale

J'avais, entre deux cours, fait un saut au Centre de Documentation et d'Information du collège, pour voir la documentaliste justement, avec qui on prend plaisir à travailler car elle est vraiment soucieuse de raviver le plaisir de la lecture chez nos jeunes, de réunir les conditions pour que le CDI soit un lieu que l'on se plait à visiter, pour découvrir de nouveaux  titres, pour y travailler. La documentaliste permet aussi aux enseignants de mettre en oeuvre les projets qu'ils peuvent avoir, en lien avec la recherche, la lecture, la découverte de nouvelles façons de travailler...

Ce jour-là (c'était l'année dernière, vers la fin de l'année scolaire), en entrant au CDI, mon regard fut tout de suite attiré par une couverture : une édition jeunesse du roman Noir négoce ! Quelle excellente nouvelle ! Moi qui avais rêvé proposer ce roman à mes élèves lorsque j'en fis la lecture, en 2015... Mais j'étais consciente que l'édition originale pourrait décourager de jeunes lecteurs, surtout ceux qui s'arrêtent au nombre de pages, ceux qui ne considèrent pas (encore) la lecture comme un plaisir, ceux qui n'ont pas encore suffisamment fréquenté le restaurant de la lecture au point d'apprécier à leur juste valeur les mets qui leur sont servis, surtout lorsque l'apparence de ces mets peut sembler pas si ragoûtante que le prof veut bien le dire, selon eux... J'avais alors été réduite à proposer à mes 4e de cette année-là quelques extraits, que nous avions étudiés, entre autres le passage où Jean-Baptiste Clertant, le narrateur, raconte l'expérience de sa première découverte de l'homme noir, une découverte qui se fit au travers des images qui les représentaient et qui contribuaient largement à forger dans l'esprit du citoyen l'opinion qu'il pouvait se faire de ces hommes qu'il n'avait encore jamais fréquentés (l'histoire se déroule vers la fin du XVIIIe siècle). A défaut de les connaître soi-même, Jean-Baptiste s'appuie naturellement sur les images qui sont véhiculées, et elles ne sont pas du tout positives :

"Sur les gravures d'Afrique que j'avais eues entre les mains, l'Africain était un sauvage, nu et musculeux, avec même parfois un os lui traversant le nez, le visage inquiétant. Sur d'autres, il était assis par terre à ne rien faire, les yeux dans le vague, comme un enfant, ou plutôt, un parfait arriéré." (Noir négoce, édition Pocket, p. 27)

L'homme noir, un sauvage, un homme dangereux, ou un imbécile. Voilà ce que donnent à comprendre ces représentations d'Africains, et c'est ainsi que l'on conditionne des générations, qu'on oriente sans en avoir l'air leur façon de voir... Olivier Merle montre admirablement dans son roman comment les préjugés s'incrustent insidieusement dans les esprits, et si par malheur on n'a pas la possibilité d'aller soi-même sur le terrain, il est fort probable que ces idées reçues demeurent et soient transmises aux générations suivantes.

La chance de Jean-Baptiste, c'est d'avoir découvert de ses propres yeux une réalité qu'on lui avait présentée différemment, de sorte à fausser dès le départ sa perception des choses. Cette scène, placée dès les premières pages du roman (début du chapitre 2), permet de mieux évaluer la prise de conscience ultérieure du héros, notamment lorsqu'il fera la connaissance de Mbagnik, qui était multilingue et constituait, grâce à cette aptitude, un auxiliaire précieux dans les transactions commerciales du Capitaine négrier, pendant que les compatriotes de Jean-Baptiste étaient presque tous monolingues. Comment l'Africain,  que le Code noir présentait comme un "meuble" dont le propriétaire peut disposer à sa guise, pouvait-il en même temps avoir des compétences qui surpassaient parfois celles des Blancs ? Interrogation juste du narrateur qui peut ainsi tirer ses propres conclusions.  

L'objectif d'une édition scolaire, c'est bien sûr de proposer une version raccourcie : certains chapitres ou passages sont mis de côté, parfois résumés lorsque cela s'avère nécessaire pour la bonne compréhension de l'intrigue, et aussi pour que ces coupes, que l'on fait dans le texte original, ne portent pas préjudice (ou seulement dans une moindre mesure) à l'âme du livre, si je puis dire. Cependant je prends le parti de m'exprime sur la version abrégée de ce roman qui avait été pour moi une belle découverte et sur lequel j'avais publié un article que l'on peut découvrir ici, parce que, justement, j'estime que cette version n'est pas entièrement fidèle à l'esprit qui a présidé à son écriture. Pour passer de près de 500 pages (dans l'édition de poche Pocket) à moins de 300 pages dans lédition Classique et Compagnie Collège (et encore, l'appareil pédagogique qui accompagne cette édition occupe aussi un certain nombre de pages), il faut nécessairement faire un choix, mais quels passages éluder ou résumer ? Sur quels critères l'éditeur s'est-il appuyé pour effectuer ses choix ?

 

COUV Noir négoce 1 et 2

 

 

Le premier d'entre eux est sans doute la volonté de donner un rythme plus rapide à la narration, afin que le jeune lecteur ne décroche pas. Lorsque par exemple Jean-Baptiste transmet au pilote de l'Orion ses connaissances sur les dernières technologies qui améliorent sensiblement la navigation en mer, ces explications techniques, si elles présentent un réel intérêt pour qui veut découvrir le monde de la navigation, surtout à cette époque où les GPS n'existaient pas encore, elles peuvent endormir l'intérêt des "jeunes" lecteurs. Si donc ce passage a été mis de côté, cela se conçoit aisément.

J'ai repris la version originale pour la comparer à la version abrégée, afin d'apprécier les choix de coupe qui ont été faits. Globalement, je les partage, ou plutôt je les comprends, mais je trouve certains d'entre eux discutables. Outre le passage que j'ai signalé ci-dessus, et qui a malheureusement été retiré par l'éditeur, je trouve que celui où le narrateur rapporte la manière dont les autres membres de l'équipage considèrent les esclaves aurait aussi dû être maintenu, surtout qu'il tient en quelques paragraphes à peine (page 201 dans l'édition Pocket). Ce n'est pas vraiment là qu'on fait une économie de pages. Ce passage fait écho à la représentation des Noirs que le narrateur évoque au début du roman (celui qui a été supprimé) et révèle à quel point le héros a gagné en perspicacité : il comprend qu'il était indispensable de trouver des arguments, de les inventer au besoin, pour justifier le sort des esclaves noirs et s'en laver les mains, autrement il était impossible de pratiquer la traite et l'esclavage.

On peut comprendre aussi que l'éditeur fasse le choix de retirer les passages qui pourraient particulièrement toucher la sensibilité des jeunes. Je dis ''toucher'' et non ''heurter'' parce qu'il n'y a pas véritablement, dans ce livre, de passages qui pourraient faire l'objet d'une controverse de la part de parents qui trouveraient indélicats de mettre sous les yeux de jeunes lecteurs tel ou tel autre extrait, eu égard à la violence disproportionnée dudit extrait ou à la décence. Ce livre peut entièrement être lu par des adolescents, mais l'on peut comprendre que dans les coupures effectuées, on puisse retirer certains passages ''sensibles''.

Par exemple lorsque les protagonistes parlent des viols des esclave, du droit de cuissage pratiqué par les planteurs, je veux bien comprendre qu'on ne le reproduise pas, cependant il ne faut pas oublier que c'est tout de même l'une des réalités les plus criardes de l'esclavage, et c'est cette réalité précisément qui détermine Jean-Baptiste à agir au plus vite : il refuse de voir Sokhna subir ce sort, c'est pourquoi il aurait été souhaitable de proposer un résumé du début du chapitre 23, comme on en a un à la fin du chapitre 22, pour que les lecteurs comprennent bien les motivations du héros, révolté par ces viols, que l'on passait sous silence, comme s'ils n'avaient jamais existé, alors que les nombreux mulâtres étaient le témoignage vivant de l'hypocrisie en vigueur : on déclare en public les Noirs indignes de se lier avec des Blancs, mais on prend plaisir en cachette à avoir des relations sexuelles avec ces Noirs méprisés, considérés en dessous des animaux. Ceux qui assumaient leur choix, comme M. Launay, étaient presque honnis par leurs compatriotes... 

Je ne comprends pas non plus pourquoi l'éditeur a retiré la dizaine de lignes où le Capitaine donne l'ordre à son premier lieutenent d'employer la force pour que les femmes qui ont décidé de faire la grève de la faim s'alimentent, ce ne peut être par rapport à la longueur car ce passage ne fait qu'une demi-page. Il aurait dû être gardé selon moi car il souligne, d'une part la résistance farouche de ces esclaves que l'on a coutume de présenter comme passifs, soumis, se complaisant dans leur condition ; d'autre part l'acharnement des esclavagistes, au point que le lecteur est en droit de se demander lesquels ont véritablement une attitude de "sauvages"... 

Olivier Merle a su mettre dans la bouche de ses personnages tous les arguments qui étaient brandis à cette époque, et le héros les analyse un à un, éprouve leur solidité, leur bien-fondé, confronte les points de vue afin qu'une lueur dé vérité se profile au bout de cette confrontation, et cette dernière est aussi utile au jeune lecteur qui, de surcroit, se forme à l'exercice de l'argumentation.

Mais l'appareil pédagogique peut à certains moments tendre à privilégier une version plus que l'autre, comme le souligne Raphaël Adjobi dans son article : par exemple la prospérité de l'esclavage ne repose pas essentiellement sur le désir de richesse des souverains africains qui se livrent des guerres incessantes pour avoir des prisonniers qu'ils vont pouvoir vendre aux Européens, c'est au contraire la cupidité des Européens qui a soutenu ce commerce. "Si vous cessez d'aspirer d'un côté, ça cessera de se vider de l'autre !", déclare un des personnages en page 295 de l'édition Pocket. Or la page 282 de l'édition scolaire se focalise sur l'enrichissement des guerriers africains, sans évoquer une seule fois l'enrichissement des Européens. Non, ceux-ci ne font qu'enrichir les guerriers africains. Pour dire les choses simplement, les Européens rendent service aux guerriers africains en se procurant des esclaves auprès d'eux, ils n'en tirent eux-mêmes aucun profit, aucun bénéfice, bref ils font de l' "humanitaire" : or c'est justement cette présentation partielle, pour ne pas dire erronnée de la réalité, qu'Olivier Merle déconstruit dans son roman, et j'aurais voulu que cette intention soit respectée. C'est pourquoi j'ai parlé plus haut  d' "âme" du livre ou de l' "esprit" qui a présidé à son écriture. 

Enfin, ce sont là quelques observations, qui ne m'empêchent pas de savourer mon plaisir de pouvoir proposer ce roman aux élèves, et ces derniers savent nous surprendre agréablement par leur sensibilité et par la finesse de leur analyse.

 

Olivier merle, Noir négoce, Hatier, collection Classiques & Cie, 2019 (2010 pour l'édition originale), Notes et dossier de Mathilde Sorel, Agrégée de lettres Modernes. 

Publicité
Publicité
Commentaires
K
Cher Raphaël, je te remercie d'avoir le premier suscité ma curiosité concernant cette version et malheureusement la tendance générale que l'on observe souvent se vérifie (encore) avec cette version abrégée : on a un auteur (Olivier Merle) qui essaie de rendre justice aux uns et aux autres, surtout aux autres, ceux qui d'ordinaire ne bénéficient pas de cette justice : il met en particulier en lumière les résistances africaines à la traite, pour reprendre le titre de ta première exposition, mais ces résistances sont plutôt mises dans l'ombre dans cette édition pour les scolaires. <br /> <br /> J'aurais pu rajouter encore une chose dans mon article : dans le résumé que l'on trouve à la fin du chapitre 13, on ne relève aucune mention de la justification de l'esclavage par la Bible (malédiction de Cham). Jean-Baptiste, qui confie ses tourments à Bonicart, qu'il croit indifférent, s'écrie : "L'esclavage n'est pas une activité à laquelle peut se livrer un bon chrétien !" (page 230) Bonicart lui parle alors de la malédiction de Cham et l'invite à lire lui-même les passages du livre de la Genèse qui évoquent cet épisode, pour qu'il se rende compte lui-même que cette justification de l'esclavage par la malédiction de Cham est pure invention, puisque nulle part il n'est mentionné que Cham était noir. Cet argument, qui est un des plus importants, sinon le plus important pour les esclavagistes (l'Eglise a donné sa bénédiction pour réduire les Noirs à l'état de meuble, donc si l'Eglise approuve, alors on ne peut reprocher à personne de pratiquer l'esclavage ou la traite des Noirs) ne pouvait être éludé, il méritait d'être relevé, au moins dans un résumé, mais les pages 230 à 233 dans l'édition originale sont complètement passées sous silence dans la version abrégée ! Tu fais bien d'établir la comparaison avec le personnage principal, à ce point de ma lecture des deux versions, j'étais pour le moins désarçonnée... <br /> <br /> Quant à mon autorisation, tu l'as d'office, cher Raphaël, je suis heureuse de pouvoir apporter ma modeste contribution à l'oeuvre colossale de sensibilisation entreprise par La France noire, depuis de longues années maintenant.
Répondre
S
Bravo, Liss ! Ce texte est le plus complet parmi ceux produits précédemment par l'un et l'autre. Cette confrontation des deux éditions mérite d'être proposée aux collègues afin de les inviter à lire la version intégrale du livre d'Olivier Merle. Cette démarche s'avère absolument nécessaire pour former son propre jugement - à la manière du personnage principal du livre. Dès maintenant, je te demande l'autorisation d'exploiter ton analyse dans un des prochains dépliants de La France noire à destination des élèves et des enseignants.
Répondre
Valets des livres
Publicité
Archives
Publicité