Le Parfum, de Patrick Süskind
La visite innocente d’une ville peut aboutir à la lecture d'un roman, je viens d’en faire l’expérience. Mes vacances dans le Sud de la France m’ont conduit à profiter des villes le long de la Côte : Cannes, Nice, Monaco, Saint-Raphaël, Sainte-Maxime, Saint Topez… mais aussi d’autres villes de la région : Mouans-Sartoux, où se tient chaque année, vers octobre, un grand salon du livre, et Grasse qui comporte plusieurs usines de parfumerie. Les visites, y compris celle du Musée, sont gratuites, alors comment ne pas en profiter ? Les informations données par la guide avaient laissé en moi une vive impression. Elle disait qu’un nez, au bout de ses neuf années de formations, dont deux en école et sept en tant que stagiaire, était capable de reconnaître environ trois mille essences, alors qu’un homme ordinaire n’en reconnaît qu’une vingtaine. Trois mille essences, je trouvais ça énorme, peut-être même exagéré ? Mais cette vive impression n’était rien en comparaison de ce qui m’attendait dans le roman de Patrick Süskind, qui donne vie au nez le plus extraordinaire du monde ! En effet, à l’évocation de la ville de Grasse, des parfums et de la difficulté à devenir un nez, des amis m’ont parlé du roman de Patrick Süskind, Le Parfum, dont le héros, Jean-Baptiste Grenouille, est un nez qui surpasse tout ce que l’on peut imaginer.
Dès sa naissance, Grenouille apparaît comme un être à part, inquiétant. Sa nourrice le dit « possédé par le diable », elle a remarqué qu’il ne sentait pas comme sentent les bébés. De fait, Grenouille n’a pas d’odeur, cependant il a un odorat exceptionnellement développé. Il perçoit le monde qui l’entoure avec son nez, et d’une manière infiniment plus efficace que ceux qui voient avec leurs yeux. Son nez est même plus performant que le flair des animaux. Le nez de Grenouille est l’organe par lequel il voit, il vit, il jouit. Collectionner les odeurs, garder la mémoire de toutes les odeurs senties depuis sa naissance, voilà sa félicité. Puis il commence à classer les odeurs, selon le degré de félicité qu’elles lui procurent, et il découvre que certains êtres, certaines femmes en particulier, dégagent une odeur infiniment plus raffinée que d’autres. Ces odeurs-là, il aimerait les avoir toujours à sa disposition, comme un parfum précieux. Ainsi, Grenouille décide de s’immerger dans le monde de la parfumerie, pour apprendre toutes les techniques qui permettent la conservation des odeurs des plantes. Sauf que son projet à lui, c’est de l’expérimenter avec les humains. Ses plantes, ce sont les femmes ! Grenouille arrive donc à Grasse, la "Rome des odeurs", après avoir débuté son apprentissage à Paris, "la plus grande réserve d'odeurs du monde". Nous sommes au XVIIIe siècle.
Pour réaliser son projet, Grenouille doit d’abord survivre, car le monde le rejette systématiquement, en raison de l’aura inquiétante qui se dégage de sa personne en plus de sa laideur naturelle. Il fera preuve d’une résistance physique surhumaine. Rusé, il sait jouer l’idiot, il sait s‘effacer, jusqu’à obtenir ce qu’il recherche, et il y parvient. En fait, il ambitionne de maîtriser le monde grâce à son nez, à concurrencer même Dieu. Cet être insensible ne laisse derrière lui que des cadavres, et le premier d’entre eux est celui de sa mère, dont la mort surprend le lecteur comme un couperet ! Et ce sera chaque fois ainsi : des cadavres semés dans le sillage de Grenouille, des cadavres de gens qui pensaient maîtriser le cours de leur vie, qui faisaient des projets, qui croyaient avoir tout en ayant l’argent, alors que leur ascension vers le sommet de la richesse était en réalité un plongeon dans le néant de la mort.
C’est la leçon principale de ce roman à mon sens : rien ne sert de prévoir, de planifier notre futur, d’amasser pour tel usage ultérieur, car même avec la plus implacable minutie, même en ayant toutes les cartes en main, la vie se charge de déjouer nos plans, ou du moins elle nous réserve les pires déconvenues, et même Grenouille lui-même qui pourtant réalisera tous ses rêves de grandeur et de maîtrise des esprits par l’odeur fera cette amère expérience.
Ce roman est un tableau saisissant de la puissance du nez, ce petit organe qui devient chez Jean-Baptiste Grenouille comme un GPS infaillible ! Le texte lui-même est saisissant de beauté : la description des odeurs donne lieu à des métaphores et à des comparaisons aussi belles les unes que les autres.
Extrait
« Alors le Grand Grenouille ordonnait à la pluie de cesser. Et elle cessait. Et il envoyait sur le pays le doux soleil de son sourire, et d’un seul coup éclatait la splendeur de ces milliards de fleurs, d’un bout à l’autre du royaume, tissant un seul tapis multicolore, fait de myriades de corolles aux parfums délicieux. Et le Grand Grenouile voyait que c’était bien, très, très bien. Et il soufflait sur le pays le vent de son haleine. Et les fleurs, caressées, exhalaient leurs senteurs et, mêlant leurs myriades de parfums, en faisaient un seul parfum, changeant sans cesse et pourtant sans cesse uni, un parfum universel d’adoration qu’elles adressaient à lui, le Grand, l’Unique, le Magnifique Grenouille ; et lui, trônant sur un nuage à l’odeur d’or, aspirait à nouveau en retour, la narine dilatée, et l’odeur de l’offrande lui était agréable. Et il condescendait à bénir plusieurs fois sa création, ce dont celle-ci lui rendait grâce par des hymnes de joie et de jubilation et derechef en faisant monter vers lui des vagues de magnifiques parfums. Entretemps, le soir était tombé, et les parfums déferlaient au loin en se mêlant au bleu de la nuit pour donner des notes toujours plus fantastiques. Cela donnerait une vraie nuit de bal pour tous ces parfums, assortie d’un gigantesque feu d’artifice de parfums éblouissants. » (Le Parfum, pages 141-142)
La comparaison avec Dieu est plus qu’évidente dans ce passage, non seulement dans la posture du personnage mais aussi dans le style biblique des premiers chapitres du livre de la Genèse, mais il donne une idée de la beauté du texte, magnifique de bout en bout. Un chef d’œuvre ! Best-seller mondial à juste titre.
Patrick Süskind, Le Parfum, sous-titré « Histoire d’un meurtrier », Le livre de Poche, 1986 pour la traduction française, 1985 pour la parution originale, sous le titre « Das Parfum, Die Geschichte eines Mörders », 288 pages. Traduit de l’allemand par Bernard Lortholary.