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Valets des livres
19 décembre 2020

Le Rendez-vous de Mombin-Crochu, d'Alfoncine Nyelenga Bouya

Après s’être fait connaître du monde littéraire par la publication du recueil de nouvelles Makandal dans mon sang, Alfoncine Nyélénga Bouya propose un autre rendez-vous avec ses lecteurs : Le Rendez-vous de Mombin-Crochu, un roman qui donne la parole à des femmes de diverses conditions et de tous âges, ces femmes souvent réduites au silence et qui s’expriment enfin, pour dire la violence de leur quotidien.

 

COUV Mombin Crochu 001

  

 ENTRETIEN

 

Alfoncine Nyélénga Bouya, votre roman met en scène des femmes qui ont vécu toutes sortes de tragédies. « Une vie de femme dans nos contrées n’est pas que gaieté ! », dit l’une d’elles à la page 86. Parlez-vous principalement des contrées où vivent des Africains et Afro-descendants comme Haïti ? Ailleurs le sort des femmes est-il beaucoup plus enviable ?

Les tragédies que subissent les femmes vont bien au-delà des frontières ; je dirai même qu’elles n’ont pas de frontières en ce sens qu’elles se rencontrent partout, sur tous les continents, sous tous les cieux. Par exemple, les viols et l’inceste sont courants dans pratiquement toutes les communautés humaines ; mais il existe encore des personnes qui s’évertuent de nier ces forfaits en prétendant soit par mauvaise foi soit pour ne pas sortir de leurs zones de confort psycho-idéologico-morales que cela n’existe que « chez les autres ». Je pense que le patriarcat, la prédominance de la suprématie mâle réserve aux femmes le même sort de soumission, maltraitance et exploitation, non-respect de leurs droits en tant qu’êtres humains. Que ce soit en Europe, dans toute l’Asie, au Proche ou au Moyen Orient, en extrême Orient, et dans les Amériques (du Nord, Centrale et du Sud) les femmes vivent tous les jours des tragédies qui se ressemblent d’une manière ou d’une autre mais dont on ne parle pas toujours, des tragédies silencieuses. Et Dieu seul sait combien de ces situations insupportables et intolérables j’ai rencontrées lors de mes voyages et de mes séjours en divers endroits, combien de témoignages de femmes j’ai entendus partout où je suis passée !

 

Vous évoquez diverses violences, celles que subit le corps et qui conduisent parfois à la mort, mais aussi celles qui ne se voient pas et qui sont tout autant douloureuses, comme l’ingratitude des enfants, mais on fait comme si tout allait bien, on entretient certains mythes, dites-vous, comme la solidarité, l’hospitalité, etc., alors que toutes ces valeurs se perdent. Se mentir à soi-même est-ce la pire des violences que vous avez voulu dénoncer ?    

La typologie des violences est très complexe et très difficile à établir car il y a, en effet, des violences silencieuses, invisibles, pernicieuses, sournoises, des situations d’extrême violence qui se cachent derrière les pratiques sociétales, traditionnelles ou modernes. L’ingratitude des enfants qui est en croissance exponentielle dans les villes et aussi dans le monde rural fait partie de ses violences que l’on subit en en étant plus ou moins complice. Parce que, par exemple dans les sociétés africaines et afro-descendantes, il n’est pas du tout bien perçu qu’un parent et surtout une mère se plaigne du comportement agressif ou de la maltraitance que lui inflige son enfant. Ceci sous le prétexte que le faire c.-à-d. se plaindre de son enfant reviendrait à « l’exposer » aux mauvaises intentions, mauvais œil, mauvaise bouche et autres actions néfastes de la part des personnes méchantes notamment des sorciers. Il y a même un proverbe africain qui dit : « Se plaindre de son enfant c’est vouloir sa mort ! » Oui, hélas les notions de solidarité et d’hospitalité africaines légendaires africaines ne sont plus que des mythes que l’on conserve soigneusement comme se conserve une relique. La fameuse solidarité africaine est devenue un froid calcul : « Je participe aux funérailles du voisin pour que s’il m’arrive quelque chose à moi ou à un membre de ma famille, les descendants du voisin soient obligés de me renvoyer l’ascenseur ». La mère qui sait que son enfant la déteste pour une raison quelconque (et cela existe même dans nos sociétés africaines) ou qui ne s’entend pas avec ses enfants bascule dans le déni de ce désamour et s’inflige une terrible souffrance qui peut aller jusqu’à la dépression, dépression qui ne sera ni reconnue, ni soignée à cause de cette fausse conception qui veut que l’Africain ou l’Afro-descendant ne saurait souffrir de dépression qui serait un phénomène purement occidental. Et quand celle-ci survient, on se met à rechercher… les sorciers !

 

Les femmes qui se retrouvent dans votre roman s’adonnent en quelque sorte à une thérapie de groupe, car elles ont connu la folie des hommes, de la société, de la famille, et c’est par la parole qu’elles essaient de se guérir de toutes ces folies destructrices. Est-ce que la prise de parole, pour vous qui êtes écrivaine, constitue le premier pas vers la guérison dans des pays où les populations croulent sous le poids des maux ?

La prise de parole est, en effet, un pas, et pas des moindres vers la guérison. Non pas seulement dans les pays où les populations croulent sous le poids des maux mais dans tous les pays. Comme vous savez, la parole est l’origine de tout ! Dans les traditions judéo-chrétiennes, Dieu crée le monde par la Parole : « Dieu dit que le monde soit et le monde fut » ; « Dieu dit que la lumière soit, et la lumière fut » etc. C’est le « Koun faya koun » du Coran et des musulmans. Komo Dibi un chantre Manding, quant à lui disait : « La parole est tout : elle élève et elle abaisse ! Elle guérit et elle tue net ! » Les femmes de Mombin-Crochu prises dans les tourbillons de la maltraitance et de la violence avaient étouffé la parole en elles. En se retrouvant entre elles, elles sont en confiance, elles libèrent la parole, elles prennent la parole ; c’est en effet une sorte de thérapie de groupe mais aussi une pratique puisée du plus profond de certaines pratiques traditionnelles : quand les femmes se retrouvaient entre elles loin des villages pour s’adonner à des travaux de tous genres, elles se racontaient leurs misères et se soutenaient ainsi, se donnaient ainsi la force de tenir bon ; elles pratiquaient en effet cette thérapie de groupe qui a fait ses preuves !

 

Photo Alfoncine NYELENGA BOUYA

 (Alfoncine Nyelenga Bouya)

 

Vous avez à cœur dans vos œuvres de réhabiliter l’héritage culturel et spirituel africain. Par exemple vous mettez à l’honneur le Vaudou haïtien. Déplorez-vous le fait que les Afro-descendants aient embrassé les religions apportées par le colon ? 

Non, je ne déplore pas que les Afro-descendants aient embrassé les religions abrahamiques ou toute autre religion. Chacun est libre de son choix. Mon combat est que, une fois ce choix fait, personne n’a le droit de juger le choix de l’autre. Parce qu’à mon avis la croyance et la pratique religieuses sont de l’ordre de l’intimement personnel. Ce que je déplore, ce n’est pas que les Africains et Afro-descendants appartiennent à d’autres religions, mais plutôt le fait qu’ils diabolisent le Vodou haïtien ou autre, en se basant sur les « arguments » des campagnes dites « anti-superstitions » successives que les colonisateurs ont mené contre la religion Vodou, détruisant pratiquement tous les objets sacrés des cultes vodou qui étaient de véritables trésors culturels, patrimoines culturels de l’humanité; dans le même temps, les adeptes de ces religions abrahamiques préservent à coups de millions de dollars des reliques (ossements, bouts de tissus, et même parties du corps, etc.) de tel ou tel saint. Mon combat est de rappeler aux Africains et Afro-descendants que le vodou (mot générique des pratiques cultuelles, croyances et perception du monde de nos Ancêtres) est une religion à part entière, telle que reconnue par l’ancien Président Haïtien Jean Bertrand Aristide et dans une certaine mesure l’ancien Président Nicéphore Soglo. Le vodou n’est pas plus diabolique que les autres religions qui ont participé à l’extermination des peuples entiers comme les indiens Taïnos à Haïti et qui ont soutenu l’esclavage, saccagé des civilisations entières sous prétexte qu’elles étaient « animistes » ou « païennes ».

 

Celle qui perdra la mémoire se perdra elle-même », lit-on page 175. La méconnaissance de l’Histoire, de son histoire, est-elle pour vous la première cause de délitement de nos sociétés ?

Tous ceux qui sont passés par les collèges et lycées ont dû entendre parler d’une manière ou d’une autre de cette maxime de/ou attribuée à Socrate, inscrite au frontispice du Temple de Delphes : « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux » ! Et un proverbe Kongo dit : « Si tu ne sais pas où tu vas, repars là d’où tu viens ! » Tout cela pour exhorter les humains, et dans le roman les femmes, à se connaître, à connaître leurs valeurs, leur place dans la société qui sans elles ne seraient pas la société ; à ne jamais oublier qui elles sont, leur vécu, leur parcours, leur histoire et surtout ce qui leur a été transmis et qu’elles ont le devoir et l’obligation de transmettre aux générations futures. Nous naissons tous avec une histoire, nous cheminons dans la vie avec notre histoire. Celui ou celle qui perd ou oublie son histoire est à jamais perdu. L’exemple le plus douloureux est celui des personnes souffrant de cette terrible maladie qu’est l’Alzheimer quand elles atteignent un stade où elles ne se souviennent plus de qui elles sont, ni des gens de leur entourage proche. Dans les sociétés de tradition orale et même dans les sociétés dites de l’écriture, la mémoire est capitale. En effet, dans la majeure partie de l’Afrique, nous avons oublié notre histoire, elle a été effacée de nos mémoires, ce qui fait qu’aujourd’hui, très peu se souviennent de combien dignes furent nos ancêtres, les Samori Touré, les Alpha Yahya, les Makanda ou Makandal, premier esclave marron à Haïti qui avait préféré vivre libre dans les mornes recouverts de forêts en se nourrissant de feuilles et de racines plutôt que de rester esclave dans une plantation. Ne plus ou ne pas connaître notre histoire (même au niveau de nos petits pays) a fait de beaucoup d’entre nous des mendiants qui vont jusqu’à quémander ce qui nous revient de droit ! Ainsi, au Congo-Brazzaville pays où je suis née, par exemple, les retraités qui ont travaillé et cotisé toute leur vie sont devenus de simples mendiants qui se laissent emporter par les AVC sans pouvoir réclamer leurs droits

 

Si les lecteurs devaient retenir quelque chose en particulier de votre roman, que leur diriez-vous ?

Mon roman dénonce les violences et injustices dont sont victimes les femmes. Mais aussi, au-delà des femmes, j’ai voulu mettre devant les yeux des hommes leurs actions injustes et dévastatrices pour la société. Que tous, hommes et femmes, prennent conscience qu’il n’y a pas de petite violence, que toute violence subie laisse un traumatisme. Que toute violence doit être combattue et dénoncée y compris par la Parole, celle-là même qui fut au Principe (commencement) de la Création !

 

Propos recueillis par Liss Kihindou.

 

Alfoncine Nyelenga Bouya, Le Rendez-vous de Mombin-Crochu, Paris, Le Lys bleu Editions, 2018, 18€. 

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